Dansomanie : critiques
: Soirée Kylian - Makuloluwe à Genève
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Soiré Kylian - Makuloluwe à Genève
22 avril 2008, 20h00 : Blackbird et Sechs Tänze, de Jiri Kylian, et No Place Like Home, d'Isara Makuloluwe, au Grand Théâtre de Genève
Le 22 avril 2008 avait lieu, dans le cadre de la programmation du Ballet du Grand Théâtre de Genève, la première d’un spectacle mettant à l’affiche deux ouvrages de Jiri Kylian, Blackbird et Sechs Tänze, ainsi que No Place Like Home, une création du chorégraphe britannique d’origine sri-lankaise Isira Makuloluwe. Les représentations se déroulaient pour l’occasion non dans les murs du Grand Théâtre, mais au Bâtiment des Forces Motrices, ancienne usine hydraulique construite à la fin du XIXème siècle et superbement restaurée afin de servir aujourd’hui de salle de spectacle. Le lieu en lui-même constitue un décor monumental, où le public évolue entre les énormes turbines aujourd’hui réduites au silence qui, naguère, fournissaient l’énergie nécessaire à l’activité des petites industries implantées sur les rives du Rhône.
Blackbird ouvrait la soirée. Cet ouvrage créé en 2001 et relativement peu représenté, entrait ainsi au répertoire du Ballet du Grand Théâtre de Genève, qui tire une légitime fierté de la confiance que lui témoigne de la sorte Jiri Kylian. L’ouvrage est énigmatique, et une fois n’est pas coutume chez le grand chorégraphe tchèque, relativement peu théâtral. Il laisse une grande place à l’imaginaire du spectateur, d’autant que le décor est réduit à sa plus simple expression : un fond noir, barré en son milieu d’une colonne de néon blafarde. On peut y voir un poncif de la scénographie de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, mais là où un chorégraphe routinier se serait vraisemblablement fourvoyé, le génie – n’ayons pas peur des mots - de Kylian parvient à transcender la banalité.
Blackbird est un pas de deux très épuré exécuté par un homme et une femme sobrement vêtus d’un pantalon blanc. La prestation d’Ilias Ziragachi ne souffre pas la critique, et rend pleinement justice à la poésie austère de l’œuvre. A ses côtés, Cécile Robin Prévallée semble presque intimidée – apparaître pour la première fois seins nus sur scène n’est pas forcément une mince affaire non plus -, d’une grande retenue en tout cas, alors que la musique orientalisante choisie par Kylian appelle a priori à plus de lyrisme. Mais cette sobriété – particulièment marquée en ce qui concerne le travail des bras – relève aussi d’un choix délibéré du chorégraphe, soucieux d’éviter tout affadissement sentimental, et peut-être aussi de créer un contraste entre l’univers du son et celui de l’image. Et l’on connaît toute l’attention que porte Kylian à la musique, justement.
Musicalité toujours, mais aussi théâtralité exacerbée, à l’exact opposé de Blackbird, pour le petit bijou d’humour que constitue Sechs Tänze, pochade écrite en 1986 sur les Six danses allemandes K 571 de Mozart, qu’Angelin Preljocaj a réutilisées aussi partiellement pour Le Parc. En homme de culture, Kylian adresse un clin d’œil à l’histoire, en faisant apparaître les interprètes les traits dissimulés sous un épais maquillage blanc : les danses K 571 avaient été composées par Mozart en 1789 pour les bals du carnaval au Redoutensaal de Vienne, seul endroit où le port de masques et de grimages était autorisé (à la différence de Venise, il n’était pas possible, dans la capitale autrichienne, de sortir dans les rues les traits déguisés).
Plusieurs niveaux de lecture de ces Sechs Tänze sont possibles ; de prime abord, on se laisse séduire par le comique leste, la théâtralité primesautière de ces pièces, qui rendent si bien l’esprit mozartien. Le public s’y laisse prendre, et rit de bon cœur. Si l’on poursuit l’analyse plus avant, l’on ne peut qu’être admiratif devant le magnifique travail musical réalisé par Kylian. Non seulement les accents de la mélodie sont mis à profit pour justifier la pantomime, mais les danseurs, ou plutôt les couples de danseurs, sont identifiés chacun a leur tour à des groupes instrumentaux, ou, raffinement suprême, à des lignes de la polyphonie, rendant la partition véritablement «lisible» par le spectateur-auditeur. Au contrepoint sonore se superpose un contrepoint visuel qui vient nous rappeler que Kylian, avant de s’engager dans une carrière de danseur et de chorégraphe, fit ses classes au Conservatoire de Prague. Ultime clin d’œil pour conclure cette ébouriffante «partie fine à la villa Bertramka», les danseurs, avant de quitter la scène, s’ébrouent et font voler en poussière leur maquillage ; faut-il voir ici une allusion sémantique au «Kehraus», la danse qui clôture les festivités du mardi-gras, le dernier tour avant le coup de balai définitif? Les danseurs genevois ont pris l’ouvrage à bras le corps et se sont investis sans compter dans ces Sechs Tänze qui leur ont d’évidence procuré inspiration et plaisir.
No Place Like Home, qui concluait la soirée, nous a fait quelque peu redescendre des sommets précédemment gravis ; nous avons affaire ici à un travail d’honnête facture, mais qui ne saurait se mesurer à l’exceptionnelle inventivité de Jiri Kylian. L’ouvrage d’Isira Makuloluwe bénéficie d’une scénographie soignée, avec un fond de scène très astucieux composé de panneaux mobiles en lamé argenté, sur lequel des effets d’éclairage sophistiqués peuvent être réalisés. No Place Like Home est le fruit de la lecture, par le chorégraphe, des Confessions de Saint-Augustin – une provocation en terre rousseauiste!- replacés dans le contexte des relations intimes supposées de l’évêque d’Hippone avec Floria Aemilia. Comme souvent, lors de l’adaptation scénique de textes littéraires, philosophiques, voire dans ce cas théologique, on demande à la danse plus qu’elle ne peut en donner, d’autant que les créateurs actuels entendent généralement – et c’est le cas ici - se priver des artifices de la narration et de la pantomime. La danse est incapable, à notre sens, de restituer de manière intelligible des constructions intellectuelles d’une telle complexité, et le résultat de telles tentatives est toujours le même : si les enchaînements de pas, les mouvements, obéissent à un ordonnancement assurément cohérent dans l’esprit du chorégraphe, cette logique interne n’est pas ou peu perceptible par le spectateur, qui parvient difficilement à trouver son chemin à travers une succession de séquences au sens indéchiffrable pour lui.
De surcroît, et cela est d’autant plus flagrant que la pièce faisait suite à deux oeuvres de Kylian, No Place Like Home pèche par une utilisation superficielle de la musique, qui n’est là que pour créer des atmosphères, des ambiances, mais sans tisser un lien organique entre le mouvement chorégraphique et la composition sonore. L’on pourrait fort aisément exécuter les mêmes pas sur des musiques totalement différentes, du moment qu’elles correspondent à des affects émotionnels d’une nature similaire (emportement – méditation – transe amoureuse ...). Dès lors, il ne reste plus au spectateur qu’à goûter l’ouvrage pour ses qualités esthétiques pures, en ignorant par la force des choses, les intentions spirituelles du créateur. No Place Like Home ayant été bien servi par les artistes du Ballet du Grand Théâtre de Genève et ayant profité, comme signalé plus haut, d’un dispositif scénique flatteur, le succès a néanmoins été au rendez-vous, et le public, très chaleureux, n’a pas tenu rigueur à M. Makuloluwe des difficultés d’ordre formel que nous avons pointées.
R. F. © 2008, Dansomanie
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avril 2008
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