Dansomanie : critiques
: Triple Bill au Royal Ballet
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Triple Bill au Royal Ballet
02 février 2008 : Chroma, de Wayne McGregor, Different Drummer et The Rite of Spring de Kenneth MacMillan au Royal Ballet
Si
on devait chercher un thème fédérateur au programme triple que le
Royal Ballet présente actuellement avec le très acclamé Chroma
de Wayne McGregor et les deux Kenneth MacMillan, Different
Drummer et The Rite of The
Spring ce pourrait être une certaine réflexion sur le corps et
son mouvement d’un côté, et son exposition de l’autre.
Judicieux paroxysme du mouvement, l’affiche se termine par la plus ancienne des créations (1962), Le Sacre du printemps, musique inspirée d’Igor Stravinski remarquablement transposée en mouvements par Kenneth MacMillan qui, si après la noirceur et la demie pénombre de Different Drummer amenait une touche de couleur (jaune/orange en l’occurrence) n’en reflétait pas moins le caractère obsessionnel du style du chorégraphe. Ici tout est une affaire de gestes, surtout de mouvements de bras et du haut du corps, une progression lancinante vers le sacrifice. Il n’y a pas de recherche ou d’ambiguïté, c’est une exposition de la répétition. Le sacre du printemps vaut surtout par cette remarquable cohésion du corps de ballet autour d’une idée fixe qui agite une quarantaine de danseurs d’où Tamara Rojo, plus dynamique que jamais, plus inspirée aussi à la limite de la folie également, se distingue en sacrifice ultime. Mais la Première de cette affiche s’est donc ouverte sur Chroma, création de Wayne McGregor de 2006, incroyable œuvre plastique, vingt-cinq minutes de gestuelle déliée et décomposée frénétiquement sur une musique à qui le choix d’une version orchestre donne une participation importante à sa consistance, parce qu’elle singularise les instruments dans la chaleur de leur interprétation et leur adéquation avec les mouvements. Elle appuie en quelque sorte les formes extrêmes dans ce qu’elle a elle-même de violent, contrastant avec l’unité du décor et enrichissant le tout de manière significative.
L’œuvre se dédie à la clarté et à l’espace et met les dix danseurs face au vide, mais en deux dimensions. Habillés de justaucorps minimalistes cernés d’un léger voile style caraco unisexe qui ne laissent rien échapper du voyage des muscles, ils évoluent dans un espace clos ouvert sur l’arrière qui dessine un cadre d’où en général ils apparaissent en observateurs avant de se succéder sur scène à un rythme régulier et oppressant. Ce découpage de l’espace permet des jeux de perspectives et de composition mais l’architecte chargé de la scénographie en use avec goût et parcimonie, ce sont les danseurs qui animent le spectacle. Ils sont seuls ou quasi seuls face à leur art, l’austérité immaculée du décor ne renvoyant que leurs images et leurs évolutions, quelquefois enrichies de lumières créant des volumes et des distances et cette fameuse gamme chromatique au centre de l’œuvre. Les évolutions sont quasi toujours frontales, très vives et souvent heurtées. Mara Galeazzi qui remplaçait Alina Cojocaru a eu un début un peu difficile dans des premières manipulations très violentes d’Edward Watson avant que le couple ne se recadre très rapidement dans une fluidité parfois incroyable tant les positionnements et les arrangements de corps sont insolites. Les attitudes hiératiques des danseurs qui lancent des défis au public se coulent dans une succession de tableaux qui rivalisent d’audace. Edward Watson resplendissant de richesse entre les gestes et l’expression, Le Corps par excellence, hyper flexible, offrant un réel contenu habitant le contenant, des lignes dessinées avec audace et perfection, l’appropriation même de l’œuvre.
Chroma
c’est aussi et surtout une affaire de partenariat, parfois mixte, le géométrique
duo de Lauren Cuthbertson et Eric Underwood ou celui
excessivement clair et lisse de Tamara Rojo et Steven McRae,
une parfaite harmonie de placements et de courbes, une singularité élégante
entre Federico Bonelli, alien à la carrure sur-macgregorienne
dira-t-on, et Sarah Lamb, mais aussi parfois entièrement féminin,
ou masculin lorsque Steven McRae, Ludovic Ondiviela et Jonathan
Watkins se lancent dans les mêmes manipulations extraverties à
couper le souffle sur des corps plus que volontaires . Avec Different Drummer, Kenneth MacMillan s’aventurait également dans l’exploration des rapports physiques entre les personnages principaux et ce ballet est un exemple typique du style du chorégraphe, d’un point de vue intellectuel avec une histoire très complexe mais aussi technique, en ce qui concerne les portés et le travail au sol notamment. Pour se fondre dans sa lecture, Kenneth MacMillan a choisi non pas la musique de l’opéra Wozzeck mais un mélange d’œuvres précoces d’Anton Webern et Arnold Schönberg, sans doute plus faciles d’accès que la vision d’Alban Berg.
Chorégraphie de 1984 inspirée de la pièce inachevée de Georg Büchner Woyzeck, Different Drummer se présente comme une fresque expressionniste tirant à l’aide de grandes lignes les étapes du cheminement psychologique du soldat Woyzeck qui pour nourrir sa famille (illégitime) se prête aux expérimentations d’un médecin vénéneux et aux récriminations de son supérieur hiérarchique pour qui il fait des extra. La position de Woyzeck est très bien décrite entre les différents événements de la vie quotidienne du soldat surmené, et de sa maîtresse, la légère Marie, qu’il finit par assassiner alors qu’elle vient de succomber à l’élégant tambour major, avant de se suicider par noyade. L’œuvre restitue un drame humain, essentiellement le drame de la pauvreté et de la misère sociale, avec subtilité, mais on l’aura compris, c’est un ballet noir. La discipline militaire y est décrite dans son outrance (les gardes mécaniques, les marches forcées avec sac à dos et fusil à bout de bras…), la persistance de la médecine évoquée crûment (le médecin persécute Woyzeck jusqu’à récupérer son urine à tout moment pour ses analyses), les actions montrées violemment (le tambour major force Marie puis la rejette, Woyzeck l’assassine et la traîne longuement sur scène morte…), les sentiments de manière plus diffuse (Woyzeck est-il lié à Marie par amour ou par devoir ? Marie est-elle pure victime ou a-t-elle maîtrisé son devenir à un moment ou à un autre ?, ...) s’exprimant dans les pas de deux, nombreux mais très courts.
Qui mieux actuellement qu’Edward Watson peut endosser la personnalité poignante de Woyzeck avec cette frénésie dévastatrice dans l’esprit du chorégraphe ? Peut-être effectivement Ivan Putrov, l’autre danseur choisi en alternance pour interpréter le soldat mais Edward Watson a livré samedi lors de la Première, une interprétation bouleversante et toujours juste, de ce drame que Kenneth McMillan a voulu très narratif sans être chorégraphiquement trop bavard, ce qui est souvent une des richesses de son œuvre même si cela rend le propos un peu difficile à comprendre. Ce parti-pris laisse cependant des espaces d’interprétation qui créent l’intérêt de son travail, à la fois pour le danseur mais aussi pour le spectateur. En moins d’une heure, Edward Watson vire du pathétique soldat au tueur désespéré progressivement entraîné par le rythme effréné de ses rapports avec les persécuteurs de son quotidien et les brefs moments qu’il vit avec Marie. Marie, sa compagne, c’est la remarquable Leanne Benjamin qui plonge l’œuvre dans la tragédie par ses accents d’innocence lorsqu’elle traverse la scène avec son bébé dans les bras ou plus provocateurs, lorsqu’elle musarde dans sa mini robe rouge sur la figure christique de son amant (projection dansée par l’étonnant Thomas Whitehead), hallucination qui traverse l’histoire de manière cryptique. Sa complicité avec Edward Watson ajoute à l’ambiguïté d’un personnage dont le caractère est suffisamment diffus pour introduire le doute. Les deux danseurs livrent dans leurs pas de deux des moments de lyrisme total dans le bonheur ou l’affrontement à la limite de la violence avec une aisance technique déconcertante, notamment par des nombreux portés comme toujours très complexes parce qu’ils ne sont pas des pures exercices de style mais porteurs de signification, expression des rapports humains.
Le rôle de Woyzeck est très exigeant avec 40 minutes de présence sur scène quasi en continu à un niveau de tension extrême. D’abord en uniforme mais vite déshabillé par le médecin, Edward Watson erre en simple dessous d’un tableau à l’autre, malmené par tous et par lui-même, dans son corps et dans son âme. C’est par la tension extrême du personnage, dans la précision des gestes et dans l’expression faciale, que le danseur arrive à montrer l’évolution vers le geste fou ou désespéré. La triste figure du labeur et de la douleur est rendue ici de manière passionnante grâce à un engagement physique qui ne se voit pas tant dans des démonstrations de force que dans de subtiles nuances, des positionnements, des courbes du corps insensées, des regards ou interactions avec les autres danseurs. Dans sa déchéance, sa mort, la résurrection de son âme, visage peint de blanc, et la séparation de son corps, Edward Watson transporte brillamment son personnage dans des paradigmes expressionnistes jamais outranciers même dans les hallucinations de Woyzeck qui pourraient très bien être celles du spectateur. Le répit visuel dans le ballet est apporté par le tambour major, interprété avec sûreté par Martin Harvey, trouble fête fatal qui donne à la chorégraphie une touche de clarté dans tous les sens du terme, par sa danse élégante et sa composition magistrale de dominant, personnage dans toute sa flamboyance, inverse de celui de Woyzeck. Ballet méconnu de Kenneth MacMillan, Different Drummer a donc été remis sur le devant de la scène par le sublime Edward Watson qui lance là un défi à la postérité de cette œuvre.
Maraxan © 2008, Dansomanie
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