Dansomanie : critiques : Soirée Brown - Cunningham (Lyon)
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Soirée Brown - Cunningham ( Lyon)

10 février 2008, 16h00 : Newark & Set and Reset/Reset de Trisha Brown, Beach Birds, de Merce Cunningham, à l'Opéra de Lyon

 

Qu'en est-il encore du post-modernisme au XXIe siècle ? C'est la question que l'on peut se poser aujourd'hui face aux oeuvres de Merce Cunningham et Trisha Brown, deux tenants d'un mouvement dont les débuts remontent aux années 1960 et qui sont encore présentés à travers le monde comme un symbole de la possibilité d'une danse moderne – la conséquence, peut-être, d'un manque de renouvellement du genre à l'heure actuelle, et une réussite parfois inégale sur le plan chorégraphique.

Newark, la pièce de Trisha Brown qui ouvre le programme, agit à froid comme le symptôme d'une idée du modernisme qui s'est elle-même transformée en convention. La scène est vide de tout décor, les sept danseurs vêtus d'académiques gris figurant la seule géométrie variable de cette oeuvre abstraite ; la scénographie alterne quant à elle les tableaux monochromes, rouge, jaune ou bleu, utilisés en toile de fond, ou encore comme rideaux de scène venus interrompre le mouvement. On lit dans une interview de la chorégraphe qu'il s'agit «d'établir avec les couleurs les mêmes relations qu'on entretient avec la musique», elle-même composée de sons stridents alternant avec des périodes de silence. Tous ces éléments composent un cliché qu'il n'est peut-être plus temps de considérer comme moderne ou incisif ; seule la chorégraphie elle-même permet aujourd'hui de le dépasser, et Newark ne paraît pas à la hauteur de ce point de vue. Le lien entre couleurs et mouvement est à première vue indistinct - c'est au contraire une danse très lisse qui est offerte au spectateur, une gestuelle qui s'appuie sur des formes quotidiennes et qui se refuse absolument à les polir ou à les transcender. Aux lignes habituellement effilées des danseurs répondent ici des positions relâchées et axées sur le sol. Tout cela est un grand jeu d'indistinction ; malheureusement, ce principe esthétique transposé sur scène laisse à mon sens souvent à désirer. Les danseurs se suivent et, comble de la tristesse, finissent même par se ressembler ; le mouvement est lent, répétitif, et au fond fréquemment banal, peut-être parce que les formes qui se succèdent n'offrent jamais de contenu humain, parce qu'aux danseurs personne ne semble avoir donné un regard ou une intention. La chorégraphie elle-même ne prend de l'ampleur que vers la fin de la pièce, lorsqu'elle se concentre sur deux couples et leur offre une scène complexe et réfléchie. Reste l'essentiel, à savoir un ensemble qui n'est plus une manière, pour une compagnie, de se projeter dans le futur ou dans un réel modernisme artistique.

Merce Cunningham : Beach Birds

Merce Cunningham fournit avec Beach Birds un intéressant contre-point à la première pièce. Créée en 1991 à l'occasion d'un festival John Cage, elle évoque avec délicatesse des être à mi-chemin entre oiseaux et humains, à la gestuelle simple et émouvante. Les costumes, académiques blancs pour le corps et noirs tout au long des bras, mettent en valeur les lignes que dessine la chorégraphie – la ligne des bras surtout, toujours très calme, arrondie, évoquant visuellement une esquisse d'oiseau. Le minimalisme de la musique de John Cage convient ici à merveille à la pureté et à la fragilité du mouvement. C'est en peignant ces animaux que Merce Cunningham, étonnamment, semble s'approcher au plus près de l'humain – dans la solitude des uns et l'affolement subit des autres, dans la délicatesse des relations également. Une danseuse vient ainsi au milieu de la pièce s'appuyer sur un partenaire, ses bras, disposés en arc de cercle, épousant les siens, dans un geste de protection d'une grande simplicité ; leur pas de deux va dire une rencontre, instinctive et fragile, épurée jusqu'à l'essence. On pense à un Lac des Cygnes post-moderne, dans lequel les oiseaux sacrifieraient leur dimension sublime à une humanité hésitante. Plusieurs mouvements font d'ailleurs référence au ballet, notamment lorsque le pied tendu de certains danseurs se met à battre légèrement (dans un mouvement d'aile), miroir du geste d'Odette dans le pas de deux du Lac. Les bras ronds des oiseaux sont dans Beach Birds comme une gêne exquise, et celle-ci confère une grâce gauche et étonnante à l'ensemble – une oeuvre importante de Merce Cunningham, dont il existe une version filmée, Beach Birds for Camera, et qui mérite qu'on continue à y prêter attention.

Trisha Brown : Set and Reset / Reset

Le programme de cette soirée fait enfin allusion, avec une autre pièce de Trisha Brown, à un moment plus faste de la carrière de cette dernière. Set and Reset/Reset, qui date de 1983 mais a été remonté pour la compagnie lyonnaise en 2005, est une oeuvre qui préfigure étonnamment In the middle, somewhat elevated, que William Forsythe créera à Paris quelques années plus tard ; la forme, la musique, la dynamique d'ensemble des deux pièces ont des affinités tempérées uniquement par le fossé qui existe entre le vocabulaire de l'un et l'autre chorégraphes. Set and Reset/Reset s'ouvre sur un dispositif scénique impressionnant, constitué de deux immenses objets suspendus semblables à des structures de crinoline, deux cercles métalliques reliés par une myriade de fils qui s'emmêlent et se démêlent tandis que les cerceaux tournent ; ces toiles d'araignée géométriques donnent le ton d'une pièce ancrée dans une esthétique métallique et fluide, qui trouve un écho parfait dans les compositions électroniques de Laurie Anderson. La scène est ici entièrement dégagée, jusqu'aux coulisses, dont les rideaux sont remplacés par des panneaux qui laissent apercevoir sur les côtés les danseurs sortis de scène. Les mouvements se succèdent souvent en cascade, de manière apparemment aléatoire ; quelques pas de deux ou de trois se dessinent au gré des rencontres, abruptement amenés et interrompus, comme si l'aléatoire était partie intégrante du processus de création. La danse est fluide, modulée par les vagues d'entrées et de sorties, et les danseurs s'y montrent plus à l'aise que dans la première pièce, dans des costumes légers et translucides plus aptes à souligner le mouvement. Tout semble au final se jouer à la limite des coulisses, dans la résistance transparente de telle ou telle forme à son propre démantèlement, et c'est cet équilibre qui donne son urgence à la pièce. L'envers de Newark, en quelque sorte, un envers qui donne une dimension supplémentaire au style défendu par le programme tout entier.


 

 

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