Dansomanie : critiques
: La Belle au bois dormant (Konstantin Sergeev)
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La Belle au bois dormant (Konstantin Sergueev)
23 décembre 2007, 13h30 : La Belle au bois dormant, de Konstantin Sergeev, au Festspielhaus de Baden-Baden (Ballet du Mariinsky)
Il est de ces jours où les contes de fées se réalisent avec une simplicité, une évidence telle que l'on prend à nouveau conscience des raisons qui nous font fréquenter encore et toujours les salles d'opéra. La Belle au bois dormant du théâtre Mariinsky a été un de ces moments de grâce à Baden-Baden – une trêve d'autorité sur toutes les questions de politique, de promotion, de distribution, au profit d'un somptueux spectacle de quatre heures dont pas le moindre danseur, des étoiles au corps de ballet, n'aurait à rougir. Le style de la troupe russe semble certes se modifier au fil des années, et prend pour les solistes une coloration plus métallique, durcissant les accents au détriment des qualités de legato, mais le spectacle n'en offre pas moins une émotion que l'on cherche en vain dans nombre de productions classiques. La Belle réglée par Konstantin Sergeev en 1952 n'a peut-être pas l'opulence impériale de la version reconstruite récemment par le Kirov-Mariinsky, mais elle y gagne une forme de simplicité qui convient parfaitement à l'esprit d'un conte de fées. Les costumes, notamment, sont clairs et légers, au service de la danse, à l'image des tutus des fées (de couleur vive) – les décors offrent un écrin chaleureux à l'histoire, tout en reprenant en filigrane le thème des quatre saisons. C'est également en échappant à la sophistication des productions parisiennes que l'on retrouve peut-être le véritable esprit des grands ballets du répertoire, car tout est dit par la danse. Un intense respect pour l'âme de cette Belle est perceptible sur scène, comme si tenter de se montrer plus spirituel que Tchaïkovski et Petipa était parfaitement inutile ; se mouvoir dans les arcanes tracées par la tradition suffit, et tout est là. Un seul regret : l'excision de la majorité des scènes de mime, trait caractéristique des productions soviétiques, qui donne un caractère sibyllin aux rapports entre certains personnages. Le
lourd portail du palais de La Belle au
bois dormant s'ouvre sur le Prologue, consacré au baptême
d'Aurore, et les six fées ont rayonné à Baden-Baden sur cette longue
scène. Leur danse est toute entière harmonie, contrastant avec la
puissance autoritaire du roi (Vladimir Ponomarev) et la raideur
de la reine (Elena Bazhenova, quelque peu figée). Nadezhda
Gonchar ouvrait le bal, fée Candide à la danse moelleuse, dont les
bras convoquent des trésors de tendresse sur le berceau royal - de même
que Yulia Kasenkova, dans la troisième variation. Si la danseuse
qui remplaçait Yevgenia Obraztsova (et dont le nom n'a pas été
annoncé) a semblé un peu en retrait, la Fée Canarie de Yana Selina était
enthousiasmante, vive et musicale, tandis qu'Irina Golub (Fée
Violente) s'est distinguée dans un rôle qui convient à merveille à
sa personnalité scénique incisive, presque acérée, et prenait un
plaisir visible à jouer avec les accents très marqués de sa
variation.
Ekaterina Osmolkina dans La Belle au bois dormant
Aurore n'apparaît dans cette production qu'après le premier de trois entractes, et Olesia Novikova, dans le rôle-titre, a tout pour enchanter. De taille moyenne, très légère, elle ressemble au premier acte à un jeune faon à la grâce innocente, qui accueille le monde les yeux grands ouverts. Toute son interprétation se construit naturellement autour de la modestie de sa personnalité scénique, et paradoxalement, si elle a tout (physiquement et techniquement) pour être une «Diana Vishneva bis», comme certains ont pu le souligner, sa simplicité va à contre-courant du tempérament très dramatique de la star russe. Aucune affectation dans sa Belle au bois dormant ; sa technique d'acier n'en est que plus remarquable, mâtinée d'une grande fraîcheur au premier acte. Il est inutile en tout cas de chercher la plus petite erreur dans tout le ballet – il n'y en a aucune, et Olesia Novikova est par ailleurs une merveilleuse classiciste, capable de présenter la chorégraphie de Petipa avec rigueur et musicalité. L'Adage à la rose est passé comme une simple formalité, avec quelques beaux équilibres, rares chez les Russes dans ce passage. Plus important encore, dans l'adage comme dans la variation du premier acte, elle cherche constamment à établir un contact avec les autres danseurs en scène, ses yeux reflétant un émerveillement innocent qui reflète à merveille la jeunesse d'Aurore. Si la danseuse a semblé un peu fatiguée à la fin de la première partie, les deuxième et troisième actes ont confirmé sa force. Il me semble, de manière générale, qu'il s'agit d'une de ces ballerines qui laissent à la danse le soin de porter toute l'émotion, et ne cherchent pas à jouer l'histoire de manière excessive, ce qui peut lui donner une contenance distante ; la scène de la Vision demande peut-être d'ailleurs un lyrisme plus appuyé, un mouvement plus moelleux que celui qu'Olesia Novikova propose naturellement, mais ses ports de bras sont une telle merveille qu'il est difficile de lui en tenir rigueur. Leur élégance naturelle et hiératique, la manière dont ils sont intégrés au mouvement permettent de retrouver toute l'harmonie de la chorégraphie, mise à nu, sublime. Sa variation dans le Grand Pas de l'acte III a été un moment d'émotion pure, du léger épaulement qui rendait une courbe parfaite aux attitudes qui l'ouvrent à la diagonale de dégagés sur pointe, comme menée par le haut du corps, aux inflexions idéales. Le Mariinsky a trouvé en Olesia Novikova une princesse aux dons peu communs. Le second acte voit enfin l'arrivée du prince, et au lieu de Vladimir Shklyakov, initialement prévu, c'est Igor Kolb qui a fait son apparition dans les sous-bois pour la partie de chasse royale. Une surprise bienvenue, car Igor Kolb est actuellement, avec Andrian Fadeyev peut-être, le danseur qui se rapproche le plus de l'idéal du héros noble au Mariinsky. Blond, avec de belles proportions, il sait se montrer très expressif et a dominé avec bonheur la scène, malgré quelques incidents techniques avec la cape princière au second acte (qu'il a fini par arracher avec la plus grande dignité). Il utilise avec intelligence son torse pour indiquer chaque intention, et ce prince-là se serait volontiers battu pour Aurore avec n'importe qui, mettant un enthousiasme incroyable à s'agenouiller devant sa dulcinée, avec laquelle la complicité était palpable. La chorégraphie masculine est au service du danseur noble dans cette version de La Belle, la variation de l'acte III demandant à la fois puissance, maintien et contrôle, dans une parfaite expression du rôle supposé d'un roi, et Igor Kolb y a fait honneur en évitant toute démonstration superflue.
La Belle au bois dormant
Après les héros vient presque naturellement à l'esprit le corps de ballet du Mariinsky, d'une perfection absolument étourdissante dans cette production. On a évoqué à son propos une baisse de niveau, une disparité nouvelle, mais cette Belle prouve que la troupe russe sait toujours se hisser à un niveau inégalé dans ses meilleurs jours. Elle a offert une délicieuse valse à l'acte I, les lignes de danseurs se croisant comme des vagues poussées par un même souffle, et une éblouissante scène de la Vision, dont la coda aux lignes qui se font et se défont en miroir évoquait avec poésie la traversée des Wilis. Il me faut enfin évoquer l'acte III, dont la cohérence globale valait encore bien plus que la somme des différents divertissements. Le mariage d'Aurore et de son prince débute par une grande parade des personnages de contes de fées invités, du Petit Chaperon Rouge à Cendrillon en passant par le Petit Poucet, certains n'apparaissant sur scène que pour quelques instants, tandis que les héros président aux festivités en tenue d'apparat. La fée des Lilas ouvre ensuite le bal par une courte variation (assez sportive dans les mains d'Anastasia Kolegova, mais je ne sais pas si la série de développés seconde – droite, gauche, droite, gauche... - qui l'ouvre a un réel potentiel poétique quoi qu'il arrive), suivie des numéros traditionnels. Il faut mentionner le quartet des pierres précieuses, splendide, que ce soit le trio idéal composé par Nadezhda Gonchar, Irina Golub et Yulia Kasenkova (parfaitement ensemble) ou la fée Diamant d'Ekaterina Osmolkina, souriante et vive comme l'éclair. Yana Selina frappe quant à elle par ses expressions toujours spirituelles, pleines d'ironie sous-jacente, et la Chatte blanche lui va par conséquent comme un gant, mettant en valeur la qualité presque élastique de ses sauts et extensions. Le pas de deux de l'Oiseau bleu a été de la même tenue ; le Mariinsky semble privilégier des couples au sein de lesquels la danseuse est un peu plus grande que son partenaire dans ce passage, et peut-être est-ce finalement évocateur lorsqu'on voit Florine tenter d'imiter la légèreté, les qualités d'envol de son Oiseau, là où elle ne peut que demeurer terrestre. Sofia Gumerova danse le rôle de la princesse avec sensibilité ; si elle est effectivement assez grande, sa technique est pure et sage, et elle insuffle à la fin de sa variation un délicat sentiment d'attente ou d'aspiration. Vasily Scherbakov, à ses côtés, est un Oiseau bleu qui privilégie la qualité des sauts, légers et comme suspendus, à toute démonstration de force ; la coda, avec une diagonale de brisés volés exécutée de manière féline, sans un bruit, suggère que le couple, en se refusant à transformer ce pas de deux en un morceau de virtuosité pure, a beaucoup à donner au public. Un dernier mot sur le Grand pas de deux qui réunissait Olesya Novikova et Igor Kolb, la Belle et son prince. Les danseurs et l'orchestre l'ont construit de concert comme le climax des quatre heures de spectacle, avec un sens de l'occasion particulièrement excitant dans la diagonale des trois portés poissons (remplacés dans les versions russes par une chorégraphie plus simple). Olesia Novikova, au-delà de la noblesse de son port de tête, semblait témoigner par ce pas de deux de sa gratitude à l'égard du Prince, et a montré une retenue parfaite dans les arabesques penchées, jamais portées à 180°. La coda parachevait ce moment, généreuse, Aurore offrant sa danse au Prince dans un mouvement d'enlacement. Un sommet.
Azulynn © 2007, Dansomanie
La Belle au bois dormant
Olesia Novikova et Vladimir Shklyarov dans La Belle au bois dormant
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