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Comment avez-vous reçu la proposition de Marlène
Ionesco de vous consacrer un film ?
Il
s’agit
d’abord d’une amitié. Au
départ, c’est
vrai, il y a eu une rencontre. Marlène Ionesco
m’avait en
effet invitée pour voir son film Le Rêve
d’Othello.
Par la suite, lors du tournage, elle a eu l’intelligence de
faire
en sorte que je ne me rende pas compte que j’étais
filmée. En fait, je ne savais jamais quand on tournait. On
discutait, on se promenait, elle m’a aussi invitée
dans le
Midi à revoir mon ancienne maison. Ce film, au fond, je
pense
que je ne l’aurais fait avec personne d’autre, car
elle a
eu l’art et la manière
d’amener les
choses. Il ne s’agissait pas non plus de faire uniquement la
rétrospective d’une carrière de
danseuse. Ce qui
m’a beaucoup plu, c’est la connexion avec mon fils
ainsi
que l’idée de transmission. Très vite,
les points
communs entre nos deux trajectoires sont apparus évidents.
Au
bout du compte, c’est cet aspect-là qui
m’a
convaincue de faire le film.
La danse est présentée dans le film comme une
sorte
d’évidence, comme quelque chose qui a toujours
existé pour vous. Mais vous n’évoquez
pas le
premier souvenir qui aurait tout
déclenché…
En
fait,
j’ai de nombreux premiers souvenirs. Je me souviens avoir
découvert la danse par les Ballets Moisseev, que mes parents
m’avaient emmené voir à
l’âge de quatre
ans. J’ai eu tout de suite envie de faire la même
chose :
la musique, les costumes, la joie des danseurs… Le coup de
foudre a été immédiat. Je suis alors
entrée
dans une petite école de danse qui organisait des spectacles
en
fin d’année. Les cours et les spectacles, cela
correspondait exactement à ce que je voulais. Me rendre au
cours
était mon bonheur de la semaine. En commençant
à
quatre ans et demi, on a en effet l’impression de
n’avoir
rien connu d’autre. Le reste était une suite
logique, un
peu comme lorsqu’on apprend à parler. Mais si
j’avais pu choisir, j’aurais
été musicienne,
car j’aime peut-être encore plus la musique que la
danse.
Dans la musique, contrairement à la danse, il n’y
a pas de
limite d’âge. Un musicien, on l’entend,
alors
qu’un danseur, on le voit. Or, le regard des autres
m’a
toujours gênée.
Pour en revenir à l’évidence de la
danse, il est
vrai que dans mon cas les choses ont suivi leur cours naturellement. Je
n’ai pas connu de problèmes majeurs durant ma
scolarité à l’Ecole de danse de
l’Opéra. Au fil du temps, j’aimais la
danse de plus
en plus, et l’accident au genou que j’ai eu plus
tard
m’a fait comprendre que je ne pouvais pas vivre sans la
danse.
Pendant des mois, j’ai essayé d’imaginer
poursuivre
des études et faire autre chose, mais plus le temps passait,
plus je prenais conscience de mon désir de danser.
Parmi les figures marquantes que vous évoquez dans le film,
il y
a notamment Yvette Chauviré. Quel rôle a-t-elle
joué auprès de vous?
Nous
avons
beaucoup parlé avec Marlène Ionesco, et de nos
conversations, il n’est finalement resté que
quelques
bribes conservées dans le film. Au travers de nos
discussions,
Yvette Chauviré est en effet apparue comme une figure qui
s'imposait : j'avais été fortement
impressionnée
par son charisme. Je l’ai d’abord
côtoyée
comme danseuse à l’Opéra, puis comme
professeur du
ballet. Je suivais son cours tous les jours, en plus de la classe du
matin, car son cours était facultatif. Elle
réunissait
plusieurs qualités, comme la poésie, le lyrisme,
mais
aussi la fantaisie et l’humour. Elle se laissait
découvrir
et c’était fascinant. Son cours ne ressemblait
à
aucun autre. Elle me faisait en quelque sorte oublier mon personnage,
mes difficultés. Je rêvais par son
intermédiaire.
Le film fait également référence au
stage que vous
avez effectué en Russie, alors même que vous
étiez
déjà danseuse à
l’Opéra. De votre
propre initiative, vous avez demandé une autorisation
à
l’Opéra pour partir un mois en Russie [au
Bolchoï].
Qu’y cherchiez-vous et qu’y avez-vous
trouvé?
A
Moscou, je me
suis retrouvée d’abord dans un grand
désarroi et
confrontée à une solitude infinie. Cette
expérience a été l’une des
plus dures que
j’ai connues. Je suis arrivée là-bas
toute seule et
rien n’était prévu. Je logeais chez
quelqu’un
que je ne voyais jamais. Je devais prendre le métro et je ne
savais même pas lire la langue. Au
théâtre, personne
ne me disait bonjour. Bref, les conditions étaient
épouvantables. En même temps, j’ai
reçu un
choc énorme en voyant les spectacles [les étoiles
étaient alors Vladimir Vassiliev, Ekaterina Maximova,
Natalia
Bessmertnova, Maïa Plissetskaïa…]. Ces
danseurs
dansaient comme je rêvais de danser. J’avais eu
envie de
voir la danse telle qu’elle se pratiquait là-bas
et
là-bas, je découvrais soudain une
affinité et une
connexion personnelles avec une manière de danser. Bien
sûr, je trouve notre école française
merveilleuse
et je vénère l’Opéra, mais
la
réalité, c’est que j’ai
éprouvé
en Russie un choc qui m’a libérée.
Soudain,
j’ai compris que j’avais quelque chose en moi
qu’il
me fallait exprimer dans mon propre pays. Cette découverte
m’a vraiment aidée et ouvert les yeux.
Vous
sentiez-vous des affinités particulières avec les
héroïnes de Youri Grigorovitch, telles Anastasia
dans Ivan le Terrible,
rôle sur lequel vous avez été
nommée Etoile?
Toutes
les
histoires sont bonnes à mes yeux. A chaque fois,
c’est une
aventure et un oubli de soi-même. Ce sont aussi des
rencontres
avec les chorégraphes, les partenaires, la musique, ou bien
encore le passé… Je vis beaucoup dans le
passé,
car l’avenir m’effraie. Pour ce qui est des
héroïnes de Grigorovitch, il est vrai que toutes
ces femmes
exceptionnelles me paraissaient bien plus intéressantes que
ma
propre vie. Elles représentaient un réconfort, un
échappatoire, du bonheur en quelque sorte. Anastasia en
l’occurrence appartient à une époque
tellement
lointaine… Se fondre dans un tel personnage était
vraiment féerique…
Dans quel contexte s’est passée votre nomination
d’étoile?
J’ai
d’abord dansé trois représentations du Lac des cygnes,
si mes souvenirs sont bons, en tant que corps de ballet, dans la Cour
Carrée du Louvre. On n’avait d’ailleurs
eu que
très peu de répétitions et les
conditions
étaient très difficiles. Je venais
récemment
d'être promue sujet et avait eu beaucoup de mal à
sortir
des classes de quadrilles et de coryphées. Juste
après,
il y a eu les vacances, et à la rentrée,
j’ai eu la
surprise d’être distribuée dans le
rôle
d’Anastasia dans Ivan
le Terrible,
qui entrait alors au répertoire de
l’Opéra.
C’était une nouvelle extraordinaire.
C’est sur ce
rôle que l’on m’a nommée Etoile.
Quels sont les partenaires qui vous ont marquée plus
particulièrement?
J’ai
eu
la chance d’avoir des partenaires extrêmement
gentils et
généreux. Chacun avait sa personnalité
et ses
qualités propres. Je n’aime pas donner des noms,
car je
n’ai eu que de bonnes relations avec mes partenaires. Avec
chacun, j’ai connu une expérience
différente. Tous
m’ont fait avancer, tous m’ont procuré
des
émotions, tous m’ont enrichie et appris quelque
chose.
Outre les danseurs de l’Opéra, il y a eu Vladimir
Vassiliev, Mikhaïl Barychnikov, Richard Cragun, Peter
Schaufuss… Dans le film, un choix a dû
être
fait. Vassiliev notamment était lié à
l’importance qu’a eue la Russie dans mon parcours et
dans
nos discussions. Mais tous mes partenaires ont
été pour
moi des exemples. Je les admirais. Quand
j’étais
jeune, ils étaient des idoles. Je ne pouvais pas imaginer
alors
que j’aurai un jour ne serait-ce qu’en face de moi
Vassiliev ou Barychnikov… Alors danser avec eux, je ne le
concevais même pas!… Mais tout est
arrivé
très vite avec les rôles principaux.
C’est aussi
l’une des raisons pour lesquelles on a appelé ce
film
Comme un rêve. Aujourd’hui encore, cela me semble
une
chance extraordinaire de les avoir rencontrés,
d’avoir
travaillé avec eux, des les avoir vus aussi travailler et
répéter.
Vous avez quitté l’Opéra de Paris pour
le Ballet de
Marseille. Comment avez-vous rencontré Roland Petit?
A
l’époque du Lac
des cygnes
et de ma nomination d’étoile, Roland Petit
m’avait
déjà proposé de rejoindre sa
compagnie.
J’étais donc déjà
allée travailler un
peu à Marseille où je
m’étais produite en
tant qu’invitée. Il est ensuite venu monter
à
l’Opéra Le
Fantôme de l’Opéra,
dont j’ai fait la création.
J’étais
déjà très tentée par
l’idée de
partir. Il est vrai que j’ai toujours eu un peu de mal
à
me sentir à ma place à
l’Opéra. Cette maison
me paraissait trop grande en quelque sorte. Je pensais que je
n’y
ferai jamais rien et que je ne saurai pas m’y battre. En
même temps, j’admirais profondément ce
théâtre, j’aimais les gens qui en
faisaient partie,
je savais ce que je leur devais et au fond, je n’avais jamais
pensé aller ailleurs. Pour en revenir à Roland
Petit,
j’allais voir tous ses spectacles et toutes ses
créations
: j’avais vu notamment L’Arlésienne,
Proust,
des ballets qui m’ont beaucoup marquée et que
j’avais très envie de danser. A la même
époque, Georges-François Hirsch et Rosella
Hightower sont
arrivés à l’Opéra.
J’avais
demandé une permission pour aller danser en
Amérique
pendant mes vacances, une permission qui m’a
été
refusée sans discussion. Ma démission
s’est alors
faite très rapidement, en l’espace d’un
après-midi. J’ai
téléphoné à
une avocate pour qu’elle me rédige une lettre de
démission en bonne et due forme et je suis partie. Il
n’y
a eu aucune réflexion, mais j’ai souvent agi comme
ça.
Noureev est arrivé à la direction du Ballet de
l’Opéra après votre départ.
Avez-vous eu des
regrets, entre autres de ne pas avoir dansé ses ballets?
Il
n’y
avait pas que les ballets de Noureev. J’ai ainsi
découvert
par la suite John Neumeier, que j’adorais, et beaucoup
d’autres chorégraphes. A
l’époque où
j’étais à l’Opéra,
il n’y avait
malheureusement que très peu de chorégraphes.
Alors,
c’est vrai, j’étais un peu
déçue quand
j’ai vu tout cela. Mais il m’aurait fallu deux vies
parallèles pour continuer à danser le
répertoire
classique tout en travaillant avec d’autres
chorégraphes.
Barychnikov notamment m’avait proposé de continuer
à me produire avec l’ABT. Il se trouve que la vie
de la
compagnie à Marseille m’a remplie
complètement,
sans même parler de
l’éducation de mes deux
enfants. Le Ballet de Marseille était alors une compagnie
qui
marchait très bien. Nous assurions beaucoup de spectacles,
des
tournées partout dans le monde. Pour le reste, je
n’ai
jamais eu d’agent, je n’ai jamais su discuter de
contrats
ou autres.
Quel regard portez-vous sur cette période de
l’Opéra, que vous n’avez donc pas
connue, par
rapport à celle que vous avez connue?
C’est
un
grand regret. Vu de l’extérieur,
l’Opéra
s’est transformé, de même que les
danseurs.
L’Opéra avait besoin de ce renouveau. Moi qui
avais un peu
dansé avec Noureev comme partenaire, j’aurais
vraiment
aimé travailler avec lui.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de
l’Opéra et plus généralement
sur celle de la
danse depuis votre génération?
Je
ne suis plus
dans la maison et à vrai dire, comme je me trouve en-dehors
de
tout cela, je préfère, tant que j’y
suis, y rester.
Sur l’évolution de la danse, je pense que
c’est aux
danseurs qu’il faut le demander. Pour moi, la danse,
c’est
une aventure, ce sont des sentiments… La seule question au
fond,
c’est le bonheur qu’elle est susceptible
d’apporter
aux danseurs et aux spectateurs. C’est ce que j’en
attendais personnellement et c’est ce que je souhaite aux
gens
qui pratiquent la danse aujourd’hui. Il faut que la
poésie
et le rêve continuent de transparaître à
travers cet
art. Sans doute notre génération est-elle
complètement dépassée sur le plan
technique, mais
pour moi, cet aspect-là n’a jamais
été
primordial. Le travail sur le corps m’a, il est vrai,
passionnée très jeune - et il fallait
en passer par
là -, mais il était indissociable d’un
autre
travail tout aussi nécessaire, davantage d’ordre
psychique
et sentimental. L’évolution actuelle est
indéniablement très technique, mais sur le plan
artistique, ce n’est pas forcément à
moi de me
prononcer. La seule chose que je peux dire, c’est que les
spectacles me procurent un bonheur immense à chaque fois. Je
revis les spectacles des jours durant, et cela me nourrit pleinement,
d’autant plus quand j’y vois mes enfants ou des
êtres
que j’aime.

Quel rôle jouez-vous auprès de votre fils? On vous
voit
dans le film l’assister dans des exercices
d’assouplissement. Etes-vous aussi une sorte de «conseiller artistique» auprès de lui?
Je
joue
simplement un rôle de maman qui a vécu dans le
passé les mêmes expériences que celles
qu’il
vit maintenant. Je sais par où il passe, je sais ce
qu’il
ressent. Beaucoup de gens l’entourent
déjà à
l’Opéra et possèdent toutes les
compétences
pour remplir ce rôle artistique. Je suis plutôt une
confidente, quelqu’un qui lui apporte un
réconfort. On se
voit de moins en moins, mais on s’appelle et l’on
se parle
beaucoup tous les jours. J’essaye aussi d’aller
voir les
spectacles, mais sans toutefois être trop
présente. Mon
grand regret au fond est que l’échange ne se
passe pas
dans un studio, que ce soit avec mes enfants ou avec d’autres
artistes. Il faut avouer qu’il est difficile
d’être
complètement, et si rapidement, évincé
de ce
milieu. Je suis un peu fataliste, je ne suis pas quelqu’un
qui
réclame. J’ai appris cependant, tout au long de ma
vie,
à gommer les difficultés de la vie pour ne voir
que le
bon côté des choses. Il faut continuer
à
rêver, comme je le dis un peu trop souvent…
Entretien réalisé le 13 décembre 2008
Dansomanie
© 2009
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