sophia
Inscrit le: 03 Jan 2004 Messages: 22163
|
Posté le: Mar Oct 14, 2014 11:42 am Sujet du message: |
|
|
Le livret du ballet de Grigorovitch s'appuie sur une pièce de théâtre de 1948, intitulée Ferhad ile Şirin (Ferkhad et Shirin), dont l'auteur est Nâzım Hikmet (1901-1963), un écrivain turc, incidemment membre du parti communiste, qui passa sa vie entre l’Union soviétique, où il fréquenta des personnalités telles que le poète Maïakovski ou le dramaturge Meyerhold, et la Turquie, où il fut persécuté et emprisonné. Cette pièce est elle-même tirée d'une ancienne légende populaire orientale, objet de nombreuses représentations iconographiques, très vivante en Perse et chez les peuples ayant subi l'influence de la culture persane.
à gauche : Ferhad porte Shirin sur ses épaules (Nezâmi, Khamzeh (Les Cinq Joyaux),Tabriz, 1481) ; à droite : Ferhad et Shirin (miniature de Vahshi Bâfqi, Nastaliq, non signé, 1588, Musée national d'Iran, Téhéran)
Acte I
Scène 1 - Le palais de Mekhmene Banu
Le palais de la reine Mekhmene Banu est plongé dans le deuil : la sœur cadette de la reine, Shirin, se meurt. Le Vizir et les courtisans sont remplis d'inquiétude. Mekhmene Banu est au désespoir. Les meilleurs médecins de la cour se révèlent incapables de porter secours à la noble patiente.
C'est alors qu'un Étranger, venu de nulle part, apparaît. Il est au courant de la maladie de la jeune sœur de la reine et se dit confiant en son pouvoir de guérison. Il propose son aide à Mekhmene Banu, dont le visage rayonne d'espoir pour la première fois depuis des mois.
En récompense, la reine lui offre de l'or et des pierres précieuses, mais il décline l'offre. Mekhmene Banu se montre prête à lui sacrifier sa couronne. Elle l'ôte de sa tête et la dépose à ses pieds. Là encore, il refuse. Le prix à payer est inédit : la reine doit sacrifier ce qu'elle a de plus cher, sa beauté éblouissante. Un terrible dilemme traverse alors l'esprit de cette dernière. Pour sauver la vie de sa sœur, qu'elle aime profondément, Mekmene Banu accepte finalement la cruelle proposition de l’Étranger.
Ce dernier se livre à des incantations et à des pratiques mystérieuses sur la princesse. Shirin est ainsi ramenée à la vie. La jeune princesse, qui gisait dans les bras de la Mort un instant auparavant, se redresse de sa couche. Elle fait face, l'air surpris et effrayé, à Mekhmene Banu. Elle ne reconnaît pas sa sœur dans cette femme laide.
Scène 2 - Les jardins du palais
Ferkhad est un jeune peintre de la cour. Lui et ses compagnons ont achevé la décoration du pavillon que Mekhmene Banu a fait construire pour sa sœur. Dans les jardins du palais, il rencontre par hasard la reine Mekhmene Banu et la princesse Shirin, qui se promènent, entourées de courtisans et de gardes.
Les deux nobles sœurs voient Ferkhad. L'amour pour le jeune peintre naît d'un simple regard dans le cœur des deux femmes. Ferkhad, dès le premier regard, tombe amoureux de Shirin.
La procession se disperse. Ferkhad est fasciné par la beauté de la jeune Shirin. Dans l'espoir de revoir Ferkhad, Shirin retourne en secret sur la place. Les deux jeunes gens éprouvent une grande attirance l'un pour l'autre.
Mekhmene Banu
Acte II
Scène 1 - Sur la place, devant le palais
Le peuple souffre. Le cours d'eau, source de vie, se tarit de jour en jour. Il n’y a plus d’eau, excepté au palais royal. Pour en trouver, il faut creuser un puits dans les montagnes, aux frontières du pays.
Scène 2 - Dans le palais
Mekhmene Banu succombe à sa passion pour Ferkhad. Rien – ni les bouffons ni les danseurs de la cour - ne peut distraire ses pensées du beau jeune homme.
Seule, elle s'abandonne tout entière à son désespoir. Elle prend conscience qu'elle a perdu sa beauté et ne pourra désormais gagner son amour.
La jeune Shirin rêve de son côté du bonheur partagé avec son bien-aimé. La pensée de leurs prochaines retrouvailles lui procure une grande joie, mais la remplit aussi d'alarme. Ferkhad parvient à s'introduire en secret dans la chambre de Shirin et les deux amants s'abandonnent à leur passion.
Craignant d'être séparés, les deux amants s'enfuient du palais. Le Vizir, tout dévoué à la reine, les suit et révèle l'incident à cette dernière. Ivre de jalousie, Mekhmene Banu ordonne aussitôt qu'on se saisisse des amants.
Les soldats du Vizir se soumettent à l'ordre royal. Les deux fugitifs sont arrêtés et jetés en prison. Ils plaident leur cause en vain. Mekhmene Banu confie à Ferkhad une mission impossible : pour avoir une chance de récupérer Shirin, il doit creuser une galerie dans les monts métallifères qui permettra d'apporter de l'eau aux habitants du royaume. Pour sauver son amour, Ferkhad est prêt à tenter l'impossible. Il fait ses adieux à Shirin et part pour les montagnes exécuter l'ordre impitoyable.
Shirin et Ferkhad
Acte III
Scène 1 - Dans les montagnes
Ferkhad, qui se trouve dans les montagnes, a une vision : il a réussi à creuser la galerie et l'eau coule à flots. C'est alors que lui apparaît en rêve sa bien-aimée Shirin.
Scène 2 - Dans le palais
Mekhmene Banu est torturée par sa passion pour Ferkhad et rongée par le remords. Elle rêve de retrouver sa beauté d'antan et de conquérir l'amour du peintre.
Shirin accourt dans la chambre et interrompt la rêverie de Mekhmene Banu. Elle la ramène à des considérations terrestres et implore sa sœur de ne pas punir Ferkhad, l'homme dont elle est amoureuse, qui se trouve de surcroît en danger.
Mekhmene Banu, qui la comprend comme aucune autre femme, prend une ultime décision. Les deux sœurs, accompagnées de leur suite, quittent le palais pour rejoindre Ferkhad.
Scène 3 - Dans les montagnes
Ayant entendu parler du grand dessein de Ferkhad, le peuple, rempli d'espoir, se presse en direction des montagnes. Ferkhad doit accomplir sa mission, sinon ils sont tous condamnés à mourir.
Mekhmene Banu et Shirin surgissent, entourées de leur suite.
Bouleversés par l'émotion de leurs retrouvailles, les amants se jettent dans les bras l'un de l'autre.
Mekhmene Banu libère Ferkhad de sa mission et l'autorise à retourner au palais. Elle est prête à lui accorder la main de Shirin. Mais Ferkhad qui assiste, muet, à l'arrivée du peuple assoiffé, ne peut pas décevoir ni trahir les espoirs de celui-ci. Il prend la décision de rester dans les montagnes afin d'accomplir sa mission pour l'amour du peuple et de Shirin.
Shirin et Mekhmene Banu partagent son sentiment. Le peuple, reconnaissant et rempli de respect devant le générosité et le sens du sacrifice de Ferkhad, le porte en triomphe, car il a choisi l’intérêt du royaume au détriment de ses sentiments personnels.
Mekhmene Banu et le corps de ballet féminin
Synopsis traduit et adapté par mes soins
[à suivre...]
|
|
sophia
Inscrit le: 03 Jan 2004 Messages: 22163
|
Posté le: Mer Oct 22, 2014 2:46 pm Sujet du message: |
|
|
La Légende d'amour dans la carrière de Iouri Grigorovitch
Nom « monstre » du ballet de la seconde moitié du XXe siècle, Iouri Grigorovitch est d'abord une figure attachée à l'histoire et au répertoire du Bolchoï. Il en a été le directeur et le maître de ballet omnipotent durant trente années (notre Brigitte nationale, sans même le statut de chorégraphe qui fut le sien, était somme toute en bonne voie de le concurrencer...) et il en reste, aujourd'hui encore, pour le meilleur ou pour le pire, le chorégraphe emblématique, que ce soit au travers de ses ballets héroïques (Spartacus ou Ivan le Terrible pour ne citer que les deux plus fameux), toujours au répertoire, ou au travers de ses révisions, pour certaines plus tardives, plus discutées aussi, des ballets de Petipa. A cette forteresse, bâtie durant trois décennies, à l'intérieur de cette autre forteresse qu'est le Bolchoï, nul ne niera qu'il est encore bien difficile de se confronter – un Ratmansky l'aura sans aucun doute appris, bien malgré lui, durant ses années de direction. La saison 2014-2015 de retransmissions commandées par Pathé Live vient d'une certaine manière nous le rappeler - avec une lourde insistance.
Par-delà les ballets, un style
Par-delà les ballets, originaux ou révisés, Grigorovitch, c'est évidemment un style chorégraphique, un style de mise en scène aussi, immédiatement identifiables : un « visuel » délibérément abstrait, loin du pittoresque caractéristique des mises en scène romantiques, un génie particulier, conjuguant puissance et énergie, pour régler efficacement les mouvements du corps de ballet, auquel son expérience personnelle de danseur de caractère n'est sans doute pas complètement étrangère, un goût appuyé, enfin, pour la bravoure masculine, elle-même porteuse de valeurs morales et sociales dans le contexte politique d'alors. Quoiqu'on en pense, cette esthétique aura su s'incarner à la perfection dans la troupe du Bolchoï, à la tradition plus extravertie et plus dramatique, moins aristocratique et moins strictement académique que celle du Kirov. C'est au point qu'on en vient d'ailleurs, bien souvent, à réduire le théâtre au style que lui a indéniablement imprimé le chorégraphe, oubliant au passage les évolutions considérables qu'a connues et que continue de connaître la troupe, dont le répertoire s'est enrichi, depuis plus d'une dizaine d'années, d’œuvres fort diverses. Pour le reste, l'ancrage apparemment très moscovite des ballets de Grigorovitch ne doit pas faire oublier que c'est à Léningrad, d'où lui et sa famille sont originaires, que Grigorovitch a débuté sa carrière et obtenu ses premiers succès, dont celui de La Légende d'amour.
Débuts à Léningrad
Iouri Nikolaevitch Grigorovitch est né à Léningrad, .le 2 janvier 1927 et – faites le calcul – il semble bien que l'âge de la retraite n'ait toujours pas sonné pour lui, si l'on en croit l'activité et l'autorité déployées lors de la répétition filmée lors du World Ballet Day. Dans son ascendance, on trouve un drôle de mélange – qui lui sied finalement assez bien - d'artistes et de militaires, en réalité pas si étonnant en Russie, quand on sait notamment qu'à l'époque impériale, les officiers étaient tous formés à la danse – et par la danse, entendons le ballet académique. Quand on voit la qualité de placement et la souplesse des militaires dans certaines parades russes aujourd'hui, on se dit qu'ils en ont gardé quelque chose! Grigorovitch est ainsi le petit-fils d'Alfred Rozay, amiral de l'Empire, et le neveu de Georgy Rozay, premier danseur (danseur de caractère) du Théâtre Impérial, puis des Ballets russes de Diaghilev.
La carrière du chorégraphe, entamée très tôt, semble avoir après coup quelque peu éclipsé celle du danseur. Grigorovitch est formé à l’École du Kirov de Léningrad (devenue depuis l'Académie de Ballet Russe du nom d'Agrippina Vaganova), la plus ancienne école de ballet russe, fondée en 1738, dont il sort diplômé en 1946. Il y étudie auprès de Boris Shavrov, Alexei Pisarev, Alexander Chiriaev, Vladimir Ponomarev (auteur en 1941, avec Vakhtang Chaboukiani, de la principale révision de La Bayadère au Kirov), et Alexandre Pouchkine (célèbre pour avoir été notamment le professeur de Rudolf Noureev et Mikhail Barychnikov). Il rejoint ensuite naturellement le Kirov en tant que membre du corps de ballet, puis comme danseur de caractère principal. Parmi les rôles importants de sa carrière figurent ceux de Nourali (La Fontaine de Bakhchissaraï), Shurale (dans le ballet éponyme), Severian (La Fleur de Pierre). Il danse au Kirov durant dix-huit ans, jusqu'en 1961, année où il renonce définitivement à la danse pour la chorégraphie.
Premiers essais chorégraphiques
Ses premiers essais dans le domaine chorégraphique sont toutefois bien antérieures à cette date. A l'âge de dix-neuf ans, il compose son premier ballet en trois actes, La Petite Cigogne. En 1956, un an avant son premier grand succès, La Fleur de Pierre, il chorégraphie la Valse-fantaisie de Glinka et crée un ballet sur la musique du Petit Poucet de Varlamov. Grigorovitch trouve par ailleurs, dans ses jeunes années, un soutien de poids en la personne de Fiodor Lopukhov, chorégraphe du Clair Ruisseau (remonté dans les années 2000 par Alexei Ratmansky) et furtif directeur de la troupe du Kirov (Lopukhov est d'ordinaire plutôt associé au Théâtre Maly, désormais rebaptisé Mikhailovsky, mais il dirigea le Kirov à plusieurs reprises, notamment de 1951 à 1956). Lopukhov est surtout une personnalité favorable aux innovations artistiques. A cette époque règne en effet, dans le monde chorégraphique russe, un genre qu'on appelle le dram-balet, inspiré des principes du réalisme socialiste de Zhdanov, qui se caractérise par l'importance accordée au livret – à l'aspect littéraire du ballet autrement dit. Le genre du dram-balet est illustré, entre autres personnalités, par Rostislav Zakharov (chorégraphe de La Fontaine de Bakhchissaraï et du Cavalier de Bronze) et par Léonide Lavrovsky (chorégraphe de Roméo et Juliette et du Pavot rouge). Apparu dès les années vingt, il connaît son heure de gloire dans les années trente, avec quelques œuvres notables, mais dans les années cinquante, il est naturellement à bout de souffle. Dans le dram-balet, la pantomime, qui ne se confond pas avec la pantomime classique, finit peu ou prou, du fait de l'intérêt marqué de cette forme pour le livret, par prendre le pas sur la danse. En réaction, Grigorovitch cherche, au contraire, à redonner toute son importance au mouvement dansé. C'est au point d'ailleurs que dans ses révisions des classiques, toute forme de pantomime a disparu, au grand dam des puristes et des fervents du ballet russe pré-soviétique.
La Fleur de Pierre
Cette conception nouvelle va s'incarner en 1957 dans La Fleur de pierre, son premier grand ballet, chorégraphié sur la musique de Prokofiev. L’œuvre est inspirée d'un conte qui rapporte les aventures d'un jeune homme, Danila, en quête, dans les mines de l'Oural, de la Fleur de Pierre, métaphore de la beauté parfaite. La Fleur de pierre connaît d'emblée un succès public retentissant. En réalité, il existait déjà une version de ce ballet, chorégraphiée par Léonide Lavrovsky dans le style du dram-balet et dansée par Galina Oulanova. Le succès de Grigorovitch, qui ressuscite en 1957 ce ballet existant, n'est alors pas tant celui d'une œuvre, que celui d'une esthétique, plus dansante et correspondant davantage à l'air du temps. A la même époque, Léonide Jakobson, dont Grigorovitch, en 1968, revisitera entièrement le Spartacus au Bolchoï (la première version de ce célèbre ballet est créée en 1956 sur la musique de Khatchatourian, dans un style à l'antique, sans le recours aux pointes pour les danseuses), va lui aussi dans une direction comparable, avec notamment Shurale, un ballet d'inspiration tatare remonté il y a quelques années au Mariinsky. La Fleur de pierre n'est plus beaucoup représenté aujourd'hui, mais figure néanmoins toujours au répertoire du Stanislavsky. Il doit également faire son retour cette saison au Mariinsky – on a vu Ouliana Lopatkina, lors du gala du dernier festival du Mariinsky, danser avec Marat Chemiounov un duo tiré de ce ballet.
Encouragé par Lopukhov dans ses expérimentations, Grigorovitch sait de son côté, en tant que chorégraphe, utiliser les jeunes talents en germe de l'époque. Ce sont alors Irina Kolpakova, Alla Ossipenko, Ella Minchionok, Anatoly Gridin, Alexander Gribov, Irina Gensler qui se voient promus dans ses ballets, de préférence aux légendes « du temps d'avant », telles que Galina Oulanova, Natalia Dudinskaya et Konstantin Sergueiev. Une autre clé du succès de Grigorovitch, c'est sans aucun doute aussi la collaboration qu'il entame alors avec le peintre et décorateur Simon Virsaladze, un homme d'une grande culture à qui il restera fidèle jusqu'à la mort. Si, pour beaucoup, Grigorovitch incarne aujourd'hui la « poussière » - le vieux Bolchoï tendance soviétique aux scénographies monumentales tellement décriées -, il s'impose incontestablement dans ces années-là comme l'homme du renouveau et de la modernité, célébré en Russie et pourtant résolument oublié par les histoires de la danse publiées en Occident.
Maïa Plissetskaïa (Mekhmene Banu) et Maris Liepa (Ferkhad) à la création du ballet La Légende d'amour au Bolchoï en 1965
La Légende d'amour
Quatre ans après La Fleur de pierre, en 1961, Grigorovitch monte son second ballet au Kirov, La Légende d'amour, une chorégraphie et un livret d'inspiration orientale, qui viennent prendre appui sur la musique d'Arif Melikov, compositeur originaire d'Azerbaïdjan. Une reine sacrifie sa beauté pour sauver de la mort sa jeune sœur Shirin. La tragédie atteint son paroxysme lorsque qu'elle s'éprend du peintre Ferkhad, amoureux de Shirin. Les rôles principaux sont alors interprétés par Olga Moisseieva (Mekhmene Banu), Irina Kolpakova (Shirin), Alexandre Gribov (Ferkhad) et Anatoly Grydin (le Vizir). Chorégraphiquement parlant, on y repère, au milieu du décorum oriental passablement sacrifié (et simplement rappelé par les voiles portés par les femmes et les lettres arabes ornant le tableau ultra-stylisé qui forme le décor principal), toutes les figures qui seront répétées à l'envi dans les ballets postérieurs tels que Spartacus : le goût des poses – en l'occurrence ici des poses à l'orientale (les poignets cassés et paumes de mains ouvertes sont omniprésents) -, largement inspirées de la statuaire et de l'art pictural, le travail sur la plastique corporelle, mise en valeur par les académiques, à l'époque très novateurs, voire quelque peu choquants pour le public, les portés ultra-acrobatiques, les sauts de bravoure, les ensembles dynamiques, pleins de fougue et de ferveur. Dramatiquement, se développe, autour de Ferkhad, héros-amant typique de la tradition poétique orientale, mais aussi sauveur du peuple dans la tradition épique et... socialiste, un duo féminin, tout en contrastes, comme on le rencontrait déjà couramment dans le romantisme : à Mekhmene Banu, reine noble et tragique, à la gestuelle architecturale, Shirin, princesse amoureuse, vient apporter un contrepoint lyrique. On retrouve ce duo, certes décliné d'une autre façon, dans Spartacus à travers les figures d'Aegina et Phrygia, qui prolongent à certains égards celles de Mekhmene Banu et Shirin.
Le ballet, sans cesse repris et renouvelé, s'impose en tout cas comme un ballet apte à mettre en valeur des « stars », au même titre que les grands classiques de Petipa. De fait, la liste est longue des interprètes célèbres, qui, de Saint-Pétersbourg à Moscou, seront distribuées, jusqu'à aujourd'hui, dans les rôles mythiques qui le composent. Au Kirov, ce sont Inna Zubkovskaya et Alla Ossipenko qui alternent à la création, dans le rôle noble de Mekhmene Banu, avec Olga Moïsseieva, au Bolchoï, Maïa Plissetskaïa est la créatrice du rôle, et s'y produiront ensuite Svetlana Adyrkaeva, Marina Kondratieva, Ludmila Semenyaka, actuellement toutes professeurs de la compagnie. On a vu récemment au Mariinsky des ballerines de l'envergure et de l'autorité de Yulia Makhalina, Ouliana Lopatkina, Ekaterina Kondaurova ou Viktoria Terechkina s'emparer du rôle. Dans le rôle de Shirin, ce sont les danseuses d'apparence plus juvénile, réputées charmantes, qui y sont généralement privilégiées : Elena Evteeva, Ninel Kurgapkina, Tatiana Terekhova hier, Evguénia Obraztsova, avant son départ pour le Bolchoï, Olessia Novikova aujourd'hui. Au Bolchoï, une formidable distribution est filmée en 1989, avec Maria Bylova et Alla Mikhalchenko dans les deux rôles féminins, toutes deux éprises d'un Ferkhad incarné par l'emblème de la bravoure soviétique des années quatre vingt, Irek Mukhamedov. Les nouvelles distributions du Bolchoï rendent bien compte a priori de cette féminité à deux visages : des ballerines nobles et autoritaires pour le rôle de Mehmene Banu, avec Svetlana Zakharova, Maria Allash - favorite de toujours de Grigorovitch -, Maria Alexandrova ou Ekaterina Shipulina et des ballerines d'apparence plus douce et juvénile pour celui de Shirin, comme Nina Kaptsova, Evguénia Obraztsova, Olga Smirnova ou Anna Nikulina - elle aussi favorite de longue date de Grigorovitch. A l'exception des plus jeunes interprètes, comme Smirnova, Vinogradova, Krysanova ou même Nikulina, ce sont là des rôles que la plupart des interprètes retrouvent à l'occasion de cette révision du ballet.
Natalia Bessmertnova (Shirin) et Maris Liepa (Ferkhad) à la création du ballet La Légende d'amour au Bolchoï en 1965
Du Kirov au Bolchoï
L'aventure de Grigorovitch au Kirov tourne court peu après la création de La Légende d'amour. Lopukhov, le mentor des débuts, s'est désormais retiré et c'est Konstantin Sergueiev, maître de ballet aux options beaucoup plus conservatrices, qui a désormais les faveurs du directeur général du théâtre, Petr Rachinsky. Grigorovitch quitte le Kirov pour le Bolchoï, où il avait déjà monté La Fleur de Pierre en 1959. En 1964, à l'âge de trente-sept ans, il en devient le maître de ballet en chef, poste qu'il occupe jusqu'en 1994, poussé à la démission « de son plein gré » par le ministère de la Culture. Cette démission entraînera les grèves de ses fidèles et son départ consécutif pour Krasnodar, où il reprend aussitôt du service en tant que directeur d'une compagnie, à qui – en toute simplicité - il donne son nom. Mais c'est là une autre histoire... Au Bolchoï, Grigorovitch remonte donc, en 1965, La Légende d'amour avec Maïa Plissetskaïa, Maris Liepa et sa femme - et muse -, Natalia Bessmertnova (en voici un magnifique extrait). Dans tous ses ballets ultérieurs, il va désormais appliquer, jusqu'à l'usure, la même formule collaborative et « symphonique » que celle qui avait initialement fait son succès à Léningrad, liant le chorégraphe, le compositeur et le scénographe. Les partitions qu'il privilégie – comme celles de Khatchatourian, de Prokofiev ou de Melikov -, sont puissantes et évocatrices, presque cinématographiques en fait. Les chorégraphies mettent plus particulièrement à l'honneur la danse masculine et le corps de ballet, avec des danses qui peuvent s'inspirer ouvertement du caractère et du folklore. Au cœur de ses créations originales s'imposent aussi des héros – ou des héroïnes - aux passions fortes et à la psychologie complexe, c'est le cas tant de Mekhmene Banu que de Spartacus ou d'Ivan le Terrible. Cet ensemble, enfin, est sublimé par les jeunes interprètes d'alors – Vladimir Vassiliev, Ekaterina Maximova, Natalia Bessmertnova, Maris Liepa, Mikhail Lavrovsky - dont Grigorovitch fera, incontestablement, les vedettes du temps. Nul doute qu'aujourd'hui, avec la qualité des interprètes que possède le Bolchoï, l'histoire peut continuer pour ses ballets.
Sources :
Elizabeth Souritz, Evdokia Belova, E. Ocharnikova, The Great History of Russian Ballet, Parkstone Press, 1998.
Jennifer Homans, Apollo's Angels. A History of Ballet, Londres, Granta Publications, 2010
Programmes de spectacles
|
|