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Onéguine 2014 - Adieux I. Ciaravola - A. Albisson Etoile
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Joelle



Inscrit le: 06 Avr 2013
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MessagePosté le: Sam Fév 01, 2014 1:38 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Pink Lady a écrit:
Florestiano a écrit:
En tout état de cause, je fais partie de ceux qui considèrent que le public parisien ne mérite pas que les générales lui soient ouvertes, et singulièrement en lyrique.
Ce public - fût-il minoritaire - qui ne paie pas sa place, qui oublie que dans "répétitions générales" il y a "répétitions" et qui se répand ensuite en propos le cas échéant venimeux sur le spectacle - quand il n'en perturbe pas purement et simplement le déroulement...

Je suis tout à fait d'accord en ce qui concerne le lyrique - siffler une répétition me paraît proprement scandaleux - mais je n'ai jamais vu une telle réaction lors d'une générale de ballet. A quelques rares exceptions près (les petits malins qui n'en manquent pas une et n'y voient qu'un moyen d'assister gratuitement aux spectacles), tous les spectateurs, souvent novices, étaient ravis d'en être et conscients du caractère privilégié de la soirée.
Dans le cas présent, autant l'annulation soudaine fait partie des règles du jeu, autant la communication paraît légèrement manquer de tact (j'imagine que dans la même situation le Royal Opera House se serait répandu en excuses...)


Je suis bien d'accord avec Pink Lady : j'ai assisté avec une amie à la générale de la Sylphide et nous étions ravies toutes les deux. C'était la première fois pour toutes les deux. Tout n'était pas parfait, mais découvrir un spectacle un peu en avant-première nous faisait sentir très privilégiées. C'est toujours un super souvenir, et je me réjouissais très-très-très beaucoup de pouvoir renouveler l'expérience avec Onéguine... Alors apprendre deux jours avant que c'est "niet"... Grrr !!!


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MikeNeko



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 12:11 am    Sujet du message: Répondre en citant

Quelle première les enfants...

Alors, certes, le corps de ballet était quasi idéal côté Filles, on sent que tous étaient bien coachés - exigence Cranko -, et donc l'ensemble était déjà remarquable (logique implacable Smile ), mais flûte ! Même les intentions y étaient ! Le petit plus donc.

Christophe Duquenne campait un Prince en retrait, mais pas désagréable à suivre, même si je le préfère quand ses personnages ont des caractères plus tranchés... mais il n'y aura plus trop le choix car le calendrier est implacable... autant profiter !

Le Lenski de Mathias Heymann... bon je n'ai jamais caché que j'adore ce danseur, eh bien il a déjà bien son rôle dans la peau. Techniquement, en plus, il était vraiment en forme ce soir... sa première variation était donc annonciatrice d'un grand Mathias, non démentie. Mon objectivité peut être remise en question, elle Wink

Karl Paquette, un peu précautionneux côté engagement sur la première moitié de spectacle, il se révèle enfin à la seconde moitié, pour atteindre le poignant au 3ème acte. Il est décidément dans ces rôles au plus juste.

Ce sont les soeurs, Charline Giezendanner et Ludmila Pagliero qui révèlent toute la saveur de cette soirée de ballet en étant divines et éblouissantes. Au delà de la technique, leur implication dramatique dans leur rôle respectif subjugue. Ludmila particulièrement, elle, fait chavirer. Elle rend l'estomac noueux, puis les yeux se brouillent... et ça alors que j'étais perché dans mon balcon... (sa technique était superlative, catalyseur d'émotions)

Elles furent chaleureusement remerciées par un public conquis, tout comme l'intégralité de la troupe d'ailleurs, et ça fait plaisir !

L'orchestre ne nous a pas gâché notre bonheur et a bien accompagné le jeu, et ça fait plaisir ! (bis Smile)

Clôture de générale, changement de distribution, et pourtant une belle soirée, ça ne s'annonçait pourtant pas forcément gagnant !


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Florestiano



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 12:27 am    Sujet du message: Répondre en citant

La première de ce soir était donc l'occasion de découvrir la fraîche et mutine (à un point agaçant) Charline Giezendanner faire sa prise de rôle en fraîche et mutine (à un point agaçant) Olga. Cette évidence dans l'adéquation au rôle m'a rappelé celle qu'on pouvait observer avec Myriam Ould-Braham.

Le partenariat avec Mathias Heymann fonctionne à merveille, lui qui apporte désormais plus d'épaisseur au rôle de Lensky - Manfred est passé par là.

Corps de ballet, singulièrement masculin, d'ores et déjà parfaitement en place, à l'inverse d'un orchestre qui a l'air de lire la partition à vue. James Tuggle dégraisse singulièrement les arrangements Kurt-Heinze Stolze ; cela ravira les contempteurs des tagada tsoin tsoin, mais j'ai trouvé qu'au cas d'espèce, cela privait de nombreux passages du ballet de leur intensité dramatique. À voir comment la chose évoluera.

Ce qui m'a le plus ému chez Ludmila Pagliero, c'est de la voir sincèrement bouleversée à l'issue de la représentation. J'imagine que certains ont dû être sensibles à sa proposition, ce que je pourrais comprendre. Il faut dire qu'encombrée d'un partenaire aussi falot et étonnamment laborieux dans les portés, la tâche est rude.
Vivement demain, avec une Tatiana et un Onéguine d'une toute autre trempe ; nul doute que la physionomie globale de la soirée en sera changée !


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MikeNeko



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 12:51 am    Sujet du message: Répondre en citant

Je signe présent pour la sensibilité à Ludmila Wink

Côté physique pour Karl, il ne me semble pourtant pas qu'il revienne de blessure, si ? J'ai été assez surpris.


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sophia



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 8:57 am    Sujet du message: Répondre en citant

Un petit portrait d'Isabelle Ciaravola dans Le Figaro, à la veille de ses adieux :

Isabelle Ciaravola, baisser de rideau


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Joelle



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 9:52 am    Sujet du message: Répondre en citant

Yessss!!!! Vivement ce soir !!!! Very Happy


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sophia



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Messages: 22085

MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 10:33 am    Sujet du message: Répondre en citant

Bon, ça date déjà de quelques jours...

Un petit article de présentation du ballet par Rosita Boisseau dans Le Monde (pour s'éviter la critique?) : Conflits sentimentaux et pas de deux


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Florestiano



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 10:53 am    Sujet du message: Répondre en citant

Vous tendez la perche, sophia, je la saisis : a-t-on déjà lu la moindre critique de la part de Madame Boisseau ? J'entends par là des commentaires sur une représentation et sur des danseurs (et j'entends par là plus de 2 lignes en toute fin d'article) ?
Je serai preneur, si vous trouvez ça ! Razz

Incidemment, en faisant de l'archéologie pour retrouver les analyses d'Hendyadin, je tombe à nouveau sur les propos de Monsieur Mannoni au sujet de l'Onéguine d'Evan McKie...
C'est vraiment un morceau exceptionnel ! (Tous amoureux de Tatiana, par Gérard Mannoni (AltaMusica)
Citation:
Evan McKie a le physique romantique de l’emploi, ce qu’il faut techniquement pour exécuter une chorégraphie qu’il connaît visiblement très bien, mais il n’a aucune des qualités dramatiques capables de donner vie à son personnage ni à incarner son évolution psychologique. On n’imagine guère qu’un professionnel de ce niveau ait été paralysé par le trac lors cette rapide entrée dans l’aventure de cette reprise.

Gageons qu’il a soit une conception monolithique du héros de Pouchkine, soit qu’il ne possède pas la technique théâtrale indispensable ici pour le faire passer de l’indifférence prétentieuse du premier acte à la passion ravageuse et au désespoir absolu du troisième.


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Florestiano



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 11:44 am    Sujet du message: Répondre en citant

Il me semble intéressant de remonter dans ce fil le travail passionnant de titan qu'Hendiadyn avait réalisé lors de la dernière reprise d'Onéguine en 2011 pour nous livrer une lecture croisée livre / ballet.
(La chose mériterait même une page permanente Wink)

Hendiadyn a écrit:
Comme annoncé, je me propose de faire une petite lecture parallèle (subjective et au fil de la plume) du ballet de Crancko tel que je l'ai vu ce dimanche et du livre de Pouchkine. Attention, ça risque d'être long et de partir un peu dans tous les sens ! Je tiens d'abord à préciser que si j'ai choisi de retourner au texte pour appréhender le ballet (c'est déjà contestable, après tout), c'est tout simplement que je suis littéraire de formation - plus généralement, le rapport entre danse et texte est un sujet qui me passionne, et j'ai lu quelques rares essais à ce sujet (notamment Écrire pour la danse d'Hélène Laplace-Claverie qui se penche sur l'écriture des livrets de ballet, surtout quand elle est prise en charge par des écrivains).

---

Avant d'y aller ce dimanche, je n'avais jamais vu Onéguine. Je me suis dit que quitte à partir de zéro, il serait intéressant de lire l’œuvre originale de Pouchkine : c'était l'occasion de découvrir un auteur que je n'avais encore jamais lu, et je pourrai comparer l’œuvre telle qu'elle est et ce que le ballet a choisi d'en faire. Je me défends tout de suite d'une possible objection : quand je fais ce genre de démarches, je ne cherche évidemment pas à calquer un propos littéraire sur une chorégraphie, mais j'aime voir ce que la spécificité de chaque langage (car à mon sens, la danse est une forme de langage, avec ses règles, sa grammaire, ses références, ses licences poétiques, etc.) peut apporter à un même motif, Ou amener à des résultats surprenants : par exemple, j'avais lu La Dame aux camélias après coup, suite à la fascination qu'avait exercé sur moi le ballet et, surprise ... et j'avais finalement trouvé le ballet plus profond, plus suggestif, alors que Dumas martèle des certitudes avec parfois quelque lourdeur.

Mais venons-en au fait ! L'ouvrage de Pouchkine est d'une grande richesse, et je m'excuse par avance d'en sortir certains traits, d'en privilégier d'autres ... Et de ne pas forcément faire sentir toute la polyphonie de tons et de motifs. Je me permettrai un voyage assez informel, du texte au ballet, et vous laisserai juge, parfois, de ces extraits semés. (Note : je donne les citations dans la traduction de Jean-Louis Backès chez Folio Classique, les pages mentionnées sont celles de cette édition. Je fais figurer aussi le numéro de chapitre et de strophe pour que vous puissiez retrouver les passages dans n'importe quelle traduction.)


~ Rencontre de Tatiana et d'Onéguine, superstition et formation de l'amour

Dans le ballet comme dans le livre, la première rencontre d'Onéguine avec Tatiana est décisive, et voudrait présager un amour à venir, cependant les moyens convoqués sont très différents. Dans le cadre du livre, c'est une forme de consensus social, qui suggère à Tatiana la possibilité de cet amour :

Citation:
Mais l'apparition d'Onéguine
Chez les Larine avait produit
Un grand effet et les voisins
Ne pensaient plus à autre chose.
Question sur question. Commentaires.
Moqueries, jugements perfides.
Tatiana - la chose était claire -
Avait déniché un mari.
[...]
Tout ce bavardage agaçait
Tatiana ; pourtant, malgré elle,
Elle éprouvait à y penser
Un réconfort inexplicable.
(III, 6-7, p. 99)


Dans le ballet, la scène du miroir, par le parallélisme avec Olga et Lenski a quelque chose de plus prémonitoire. Cependant, ce choix fait écho à un autre passage, certes plus tardif dans le roman : Tatiana, après avoir été repoussée par Onéguine, guette les présages favorables ou défavorables à son amour :

Citation:
Dans sa famille on célébrait
Les fêtes suivant la coutume :
Les servantes venaient prédire
L'avenir à leurs demoiselles
Et leur promettait chaque année
Pour mari un bel officier.
Tatiana croyait sans réserve
Aux traditions du passé,
Aux cartes, à la clé des songes,
Et aux prédictions de la lune.
Les présages lui faisaient peur.
(V, 4-5, p. 152.)


On a là, en substance, toute la scène de la servante et le pourquoi de la réaction de panique de Tatiana quand elle aperçoit Onéguine dans le miroir. Ainsi ce motif a-t-il permis de synthétiser plusieurs aspects du personnage de Tatiana : ce tressaillement de bête blessée (Pouchkine la compare à une "biche sauvage"), ce côté rétif aux jeux des jeunes filles (les autres demoiselles ne sont pas si hésitantes pour se mirer dans le miroir), cette peur face aux présages, du fait qu'elle y croit. Et ce miroir, par ce qu'il annonce, permet de faire germer l'idée d'un amour dans son esprit, de motiver les gestes qu'elle a vers lui, quand c'était une suggestion sociale à l'origine.

Par ailleurs, la scène du rêve amoureux, si elle est absente du roman, est cependant suggérée dans toute la partie où la jeune fille lit des romans pour nourrir ce sentiment nouveau, s'imaginant en héroïne de livres sentimentaux :

Citation:
L'heure était venue : elle aima.
Ainsi le printemps donne-t-il
Vie au grain tombé dans la terre.
[...]

Désormais elle est attentive
Aux détails tendres des romans.
Elle s'enchante, elle se grise
De leur mensonge séduisant.
Les créatures que fait vivre
L'heureuse puissance du rêve,
L'amant de Julie de Womar,
Malek-Adhel et de Linar,
Werther, ce rebelle martyr,
Et Grandison l'incomparable
(Qui nous donne envie de dormir)
Tous pour notre jeune rêveuse
Forment un personnage unique
Tous se fondent en Onéguine.

Elle se voit en héroïne
De ses auteurs chéris ; elle est
Clarisse, Delphine, Julie ;
Elle s'égare dans les bois
Avec un livre dangereux
Où elle cherche, où elle trouve
Sa fièvre secrète, ses rêves,
La plénitude de son coeur ;
Elle soupire, et faisant siens
Les élans et les pleurs d'autrui
Elle murmure, de mémoire,
Une lettre pour son héros ...
(III, 8-9-10, p. 101-102.)


La scène du rêve avec le miroir (que j'ai trouvée magnifique) m'a vraiment rappelé ce passage. Outre qu'elle constitue une variation-rêverie à partir de la scène de rencontre, elle traduit selon moi cet imaginaire de la jeune fille amoureuse, qui plaque au personnage d'Onéguine l'amour idolâtre des héros romantiques. D'un point de vue strictement littéraire, je me permets de relever que les héros littéraires que Tatiana associe à Onéguine sont presque tous des amants malheureux : Saint-Preux (l'amoureux de Julie de Wolmar) auquel Julie renonce pour se marier avec Wolmar sous la volonté de son père (comme Tatiana avec Grémine, pour faire plaisir à sa mère) et qui restera fidèle à ses devoirs d'épouse ; Werther avec lequel Charlotte partage de nombreuses passions mais qu'elle repoussera pour épouser celui auquel elle était promise ; Malek-Adhel, frère de Saladin, foux amoureux d'une chrétienne qui voudra rester vierge pour se consacrer à Dieu, etc. On peut y voir, peut-être, la préfiguration de l'échec d'Onéguine, à la fin du roman, devant une femme renonçant à son bonheur, et devenue héroïne à son tour ...

~ Onéguine ou l'ennui de vivre

Sans surprise, je commence par le personnage éponyme. Ce que j'ai beaucoup apprécié chez Evan McKie, de la place lointaine (vive les jumelles !) où j'étais, c'est qu'il a su retranscrire, à mon sens, la complexité d'un personnage pétri de contradictions. Onéguine est d'abord mélancolie, mal venu d'on ne sait où (peut-être de la lecture délétère du romantisme européen ? L'auteur ne tranche pas) :

Citation:
Un mal dont il serait grand temps
Que l'on mette au jour la racine,
Un mal semblable au spleen anglais,
Pour faire bref, la khandra russe
Un beau jour s'empara de lui.
Grâce au ciel, il ne songea point
A tâter un peu du suicide.
La vie l'ennuyait ; rien de plus
Tel Childe Harold, sombre et languide,
Il se traînait dans les salons.
Rien n'arrivait à l'émouvoir :
Ni médisance, ni boston,
Ni doux regards, ni gros soupirs,
Il n'avait intérêt à rien.
(I, 38, p. 58.)


Ce mal de vivre, cette indifférence ne l'empêche pas d'apprécier le naïf et poète Lenski quand il le rencontre. Il a cependant une certaine condescendance par rapport à lui : le texte indique qu'Onéguine ne dit pas toujours ce qu'il pense pour ne pas le brutaliser, le laissant aux élans de la jeunesse ... Ses enthousiasmes, selon lui, se briseront bien assez tôt (et pour cause !). Et je ne suis pas sûre qu'il ne faille voir dans cette précaution que de la délicatesse : Onéguine conserve aussi cette supériorité de celui qui sait, celui qui est blasé, par rapport à une jeunesse naïve et bouillonnante. C'est en vertu de cette supériorité qu'il devrait refuser le duel et raisonner Lenski (ce qu'il ne fait pas dans le roman !) Mais j'en reparlerai ... Onéguine va chez les Larine à l'invitation de Lenski qui veut lui présenter sa fiancée Olga. Cette dernière, par ailleurs, indiffère Onéguine et même si le livre dit qu'il n'a pas montré d'intérêt manifeste à l'égard de Tatiana, il confie cependant à Lenski : "J'aurai choisi l'aînée, / Si j'étais comme toi, poète. / Olga n'a pas le moindre feu ;/ C'est la Madone de Van Dick :/ Joli visage rond et rose,/ Comme cette lune stupide/ Dans ce stupide firmament." Inutile de dire que Lenski s'en trouve vexé ...

Cette indifférence face au monde est cependant mise à mal par la lettre de Tatiana, qui le touche, malgré lui. Cela ne suffit pas pour faire naître l'amour, cependant. Il choisira donc de lui rendre cette lettre. C'est un passage plus doux dans le roman, mais le ballet, pour des raisons évidentes d'unité d'action et de compréhension du sujet, aura dû ramasser les actions dans le temps. On passe donc tout de suite à l'étape suivante (Razz), à savoir l'agacement d'Onéguine face à ce qu'il voit comme un amour d'adolescente :

Citation:
Eugène détestait les larmes,
Les pâmoisons des demoiselles
Et les tragico-hystéries.
Sans doute en avait-il trop vu.
Déjà surpris par tout ce monde,
Mécontent, il s'exaspéra
Quand il vit que la pauvre fille
Était prise d'un tremblement.
Vexé, il détourna les yeux
Et se jura, dans sa fureur,
Qu'il ferait enrager Lenski.
(V, 31, p. 168.)


Enfin, maintenant que j'ai parlé de la formation de l'amour chez Tatiana, je vais évoquer ce même thème chez Onéguine. Le ballet comme le livre fonctionnent par des parallélismes. Le livre insiste beaucoup sur les deux lettres, citées in extenso. Le ballet, s'il ne montre pas Onéguine en rédaction, multiplie les échos et les structures binaires : deux bals ; deux rêveries - positive chez Tatiana, souvenir maladif chez Onéguine ; deux pas de deux ; deux refus de la lettre, etc. Ce parallélisme se retrouve dans la description de la naissance du sentiment chez Eugène, qui reprend le même registre naturel utilisé pour Tatiana, mais dans une autre optique :

Citation:
Tout âge est soumis à l'amour.
Mais ses élans sont un bienfait
Pour les coeurs jeunes, les coeurs vierges,
Comme un orage pour les champs.
Les passions sont comme des pluies
De printemps, qui les renouvellent,
Et la pluie puissante leur donne
De fraîches fleurs et de doux fruits.
Mais dans un âge plus tardif,
Au tournant de notre existence,
La trace morte des passions
Est semblable à la pluie d'automne
Qui fait du champ un marécage
Et qui dépouille la forêt.
(VIII, 29, p.251)


Je crois qu'on peut trouver esquissé dans ce passage tout le ravage du sentiment chez Onéguine, tout ce désespoir stérile qui le mène, en dépit de tout bon sens, à écrire une lettre à la princese Grémine, puis à se rendre chez elle, à entrer sans invitation, et à la surprendre ...

Je terminerai par un dernière citation à ce sujet. Il s'agit d'une scène absente du ballet, où Tatiana, après le départ d'Onéguine, va chez lui et lit les livres qu'il a laissés. Par ses annotations dans les marges, les passages relevés, elle prend la mesure du personnage :

Citation:
Lentement, progressivement,
Tatiana commence à comprendre
En toute clarté - grâce à Dieu ! -
Qui est celui que le destin
La condamne à aimer sans cesse.
Cet être dangereux, bizarre,
Venu du ciel ou de l'enfer,
Cet ange, ce démon hautain,
Qui est-il ? Une imitation ?
Un reflet sans substance ? un Russe,
Mais déguisé en Childe Harold ?
Un texte étranger, mais traduit ?
Un recueil de mots à la mode ?
Pour tout dire, une parodie ?
(VII, 24, p. 216.)


Et cela me permet de revenir sur le style parfois dit maniéré d'Evan McKie (je verrai aussi Benjamin Pech la semaine prochaine, et je suis curieuse de découvrir une autre interprétation qui m'évoquera peut-être autre chose !) En effet, je trouve que ce style qui donne l'impression qu'il a étudié chacun de ses mouvements, le côté "poseur" comme je disais précédemment qu'il peut avoir, dans les salons, peut suggérer cet aspect du personnage, qui n'est pas du tout un héros idéalisé (même par Tatiana, dans la seconde partie ... ), mais un homme en prise aux apparences. Ne sont-ce pas ces apparences, d'ailleurs, qui le poussent à aimer Tatiana alors qu'elle apparaît dans toute sa gloire, aimée du prince, alors qu'il repoussait l'adolescente campagnarde ... ? Il est bien dit, pourtant, que lorsqu'il la retrouve, seule, devant sa lettre, elle est bien redevenue la Tatiana des premiers jours ... En ce sens (pardon de divaguer), cette distanciation, cette part d'affectation du personnage (qu'il perdait, à mes yeux, lors du pas de deux rêvé et, surtout, dans le dernier pas de deux) est constitutive du personnage et contribue à sa richesse. Avec toute la subjectivité qu'on peut alléguer à un tel jugement. Wink


~ Vladimir Lenski ; le duel.

Pour condenser un peu ... D'abord, pour le plaisir, voici la description que Pouchkine fait de ce personnage (on notera l'ironie de l'expression "saine instruction" ... ) :

Citation:
Vladimir Lenski (c'est son nom),
Esprit formé à Goettingen,
Beau garçon dans la fleur de l'âge
Disciple de Kant et poète,
Rapportait des brumes tudesques
Les fruits d'une saine instruction :
De grands rêves de liberté,
Une ardeur quelque peu bizarre,
Un discours toujours enflammé
Et, sur le cou, des boucles noires.
(II, 6, p. 74.)


Je me permets également de citer le poème qu'écrit Lenski avant d'aller disputer son duel. Il me semble qu'on peut y voir la même émotion que dans le solo du jeune homme : cette même mélancolie, cette crainte devant la mort, ce recul devant la fatalité, venant faire contraste avec sa détermination à aller jusqu'au bout face à Onéguine :

Citation:
" Où donc êtes-vous enfouies,
Heures dorées de mon printemps ?
Que me réserve l'avenir ?
C'est en vain que je l'interroge.
Il se dérobe dans la brume.
[...]
Béni soit le jour de l'angoisse,
Bénie soit l'heure des ténèbres !
Demain resplendira l'aurore,
Prodiguant au jour ses rayons,
Et moi je descendrai peut-être
Dans le mystère du tombeau.
Le Léthé sera mon partage.
Le monde perdra la mémoire
Du jeune poète. Mais toi,
Viendras-tu, belle vierge pure,
Verser des larmes sur ma cendre ?
Et penseras-tu : il l'aimait,
Il m'avait donné sa jeunesse,
Triste matin d'un jour d'orage ..."
(VI, 21-22, p. 188.)


Pour l'économie de cette scène, le ballet opère deux voire trois modifications importantes. Dans le roman, Lenski provoque Onéguine en duel après le bal, par missive : point forcé par les "qu'en dira-t-on", vu que la nouvelle est encore secrète, Onéguine pourrait très bien chercher à empêcher le duel, mais ne le fait pas. On a la situation inverse dans le ballet : une provocation publique et une tentative, certes sans trop d'insistance, pour empêcher le duel. Peut-être faut-il y voir une volonté de ne pas assombrir le personnage, dont le caractère a déjà été durci, lors des scènes du bal ? Cette modification ne m'a pas d'ailleurs tellement choquée, dans le sens où l'ambiguïté du personnage est, à mon sens, bien symbolisée par la fin de l'acte, dans le duel en lui-même, la roideur apparente du personnage, et son effondrement, alors que le rideau se baisse. Les soeurs ne sont également pas présentes, à la base, mais elles permettent une dramatisation de l'action qui n'est pas sans intérêt. Par ailleurs, une donnée demeure, et c'est celle, subjectivement, que je trouve la plus importante : Onéguine ne semble prendre la mesure de son geste qu'après coup. Qu'il faille pour cela le propos d'un personnage tiers qui ne réapparaît pas dans le roman ou le regard de Tatiana n'a finalement pas tant d'importance. Le regard de Tatiana est sans doute plus porteur en émotion, tandis que le propos d'un tiers va davantage dans le sens d'une "histoire pour rien", aspect très important dans l’œuvre de Pouchkine.

Par ailleurs, la fermeture de ce rideau sur les deux silhouettes, debout, de Tatiana et d'Onéguine m'évoque ce passage où le poète délaisse Olga, partie avec un militaire, pour évoquer les deux derniers à être en deuil : "Le poète est mort, et personne / N'en a gardé le souvenir. / Un autre a pris sa fiancée. / Sa mémoire s'est dissipée / Comme une fumée dans le ciel. / Seuls peut-être deux cœurs encore / Gardent le deuil ... Pourquoi ce deuil ?" (VII, 14, p. 210).

------


Et je fais une petite pause, si vous me l'accordez, pour évoquer ensuite le bal chez le prince Grémine et la dernière confrontation entre Tatiana et Onéguine. Avec aussi un petit mot de conclusion, histoire d'essayer de synthétiser tout ça. En espérant avoir livré quelque chose d'un peu plus substantiel et de vous avoir donné envie de confronter, parfois, la danse aux œuvres et aux motifs-sources ... Embarassed

Hendiadyn a écrit:
Et j'enchaîne sur la suite :

~ Chez le prince Grémine

Après des années d'errance, Onéguine se retrouve au milieu d'un bal. La scène où, dans une atmosphère plus onirique, il est entouré de jeunes femmes pâles, presque fantomatiques, a suscité mes interrogations : est-ce une manière de dire que les femmes ne lui sont rien ? ("Belles dames du meilleur monde, / C'est vous qu'il délaissa d'abord / Il faut dire qu'à notre époque / Le bel air est fort ennuyeux" dans le premier chapitre du roman) Est-ce une figuration du souvenir, ou du fait qu'il cherche quelque chose, sans savoir quoi, sur tous les visages qu'il retrouve, alors qu'il revient de son exil ? Pour ma part, j'y relie la partie soulignée de la citation ci-dessous, mais je serais curieuse d'avoir votre sentiment sur cette partie ... Non que je pense qu'il faille forcément apposer un sens aux choses, mais voir diverses interprétations m'intéresserait. Pour l'heure, voici l'état de notre Onéguine - qui me semble, une fois de plus, bien traduit par son placement dans l'espace et l'attitude du danseur :

Citation:
Mais il est triste de se dire
Qu'on a gaspillé sa jeunesse,
Qu'on l'a trahie à chaque instant
Et qu'elle nous l'a bien rendu,
Que les meilleurs de nos désirs,
Que les plus pures rêveries
Sont allés à la pourriture
Comme les feuilles de l'automne.
Dire qu'on peut ne plus attendre
Rien de la vie que des dîners,
Que le plus vide des rituels,
Et s'y soumettre avec la foule
Qu'on suit, sans vouloir partager
Ni ses passions, ni ses idées !
(je souligne)
(VIII, 11, p. 241)


Cependant, parmi cette fadeur générale, paraît Tatiana. Dans le ballet, elle rayonne, dans sa robe éclatante parmi la pâleur de ses compagnes. Indifférente en apparence à Onéguine, elle est tout à fait conforme à la princesse inaccessible que nous décrit Pouchkine :

Citation:
Mais voici que parmi la foule
Courut un frisson, un murmure ...
Une dame arrivait, suivie
D'un général assez en vue.
Rien de précipité en elle,
Ni froideur, ni verbosité,
Point de ces regards impudents
Qui semblent chercher le succès,
Point de ces petites grimaces,
De ces manières empruntées ...
Tout en elle était simple et calme.
(VIII, 14, p. 243.)


En cela, elle s'oppose également aux sollicitations des autres femmes qui tournaient autour d'Onéguine dans la scène que je mentionnais, quand on y pense ... Cette dame altière, Onéguine a du mal à la reconnaître comme Tatiana, lorsqu'ils sont confrontés l'un à l'autre : de plus, on a une nouvelle inversion de situation, car elle ne laisse pas exprimer son trouble tandis qu'il devient maladroit. Dans le ballet, il fallait bien, sans le recours des mots, l'exprimer, ce trouble intérieur de Tatiana : je trouve qu'Aurélie Dupont a très bien sur exprimer ce sursaut, ce trouble qui surgit soudain, et qui disparaît, presque aussitôt, alors qu'elle danse, dans un pas de deux serein, avec son mari. Onéguine, lui, dans son manège avec la chaise, le fait qu'il tourne autour, sans parvenir à se détacher d'eux, à se mouvoir indépendamment par rapport à eux, marque déjà cette fascination qu'il éprouvera pour Tatiana. Ainsi dans le roman, Pouchkine nous précise-t-il :

Citation:
Pendant ce temps, mon Onéguine
Ne regardait que Tatiana
Non la jeune fille timide,
La pauvre, la simple amoureuse,
Mais la princesse indifférente,
Mais la déesse inaccessible
De notre royale Néva.
Mortels ! vous êtes tous semblables
A Ève, notre aïeule :
Ce que vous tenez vous ennuie.
Toujours le serpent vous attire
Vers les mystères de son arbre.
Il vous faut du fruit défendu.
Sans quoi l’Éden est insipide.

Comme Tatiana a changé !
Comme elle est entrée dans son rôle !
Comme elle a trouvé l'attitude
Qu'exige un rang comme le sien !
Devant cette aisance superbe
Qui donne des lois aux salons;
Qui songe encore à la fillette ?
Et il a fait battre ce cœur !
C'est pour lui que, dans la nuit ombre;
Avant que ne vienne Morphée,
La jeune fille soupirait,
Contemplant tristement la lune
Et rêvant de suivre avec lui
Le long sentier d'une humble vie.
(VIII, 28-29, p. 251.)


Et c'est devant l'indifférence de Tatiana qu'Onéguine commence à nourrir cette passion qui lui fait écrire lettres sur lettres et le pousse, un soir, à la visiter. La scène d'écriture de la lettre est éclipsée dans le ballet ; faut-il le regretter ? La notion de parallèle est sans doute assez figurée dans l'image de Tatiana relisant cette lettre - cette scène nous évoquant, par souvenir, celle où elle écrivait la sienne. La table sur laquelle elle a posé la missive, du côté de la scène, l'inversion de la situation, peut faire penser, toujours, au thème du miroir, et du reflet : vision inversée d'une situation qui existait déjà ...

~ Dans le boudoir de Tatiana

J'en arrive au fameux pas de deux, qu'il serait bien risqué de commenter. Je dois dire que c'était un des passages, avec le duel, que j'attendais le plus, tant l'émotion était à son comble dans le roman de Pouchkine. Par ailleurs, dans la version écrite, les deux sentiments de Tatiana : la tentation de se laisser aller à répondre à cet amour et le renoncement final sont consécutifs. La chorégraphie, elle, visait à exprimer les deux dans des gestes, des tensions contradictoires, et le pari était risqué - je dois dire cependant qu'à mes yeux, il a été réussi. Je vous cite cependant l'état dans lequel Onéguine trouve Tatiana, sa lettre à la main :

Citation:
Combien de souffrances secrètes
On devinait en cet instant !
La pauvre Tania d'autrefois
Reparaissait dans la princesse.
(VIII, 41, p. 261.)


Et dans les gestes, dans les paroles surtout qu'elle prononcera, j'aime à voir une ébauche de ce qu'exprimera, profondément la chorégraphie :

Citation:
En proie à d'infinis regrets
Eugène tombe à ses genoux.
Elle frémit. Elle se tait.
Ses yeux regardent Onéguine
Sans étonnement, sans colère.
Son air suppliant, son reproche
Inexprimé, ses yeux malades,
Elle a tout vu. La fille simple
Avec son coeur, avec ses rêves,
Renaît en elle à cet instant.

Sans lui dire de se lever,
Sans soustraire à sa lèvre avide
Sa main devenue insensible,
Elle pose sur lui ses yeux.
A quoi rêve-t-elle à présent ?
Le silence dure, s'étire.
Enfin elle parle à voix basse.
(VIII, 41-42, p. 261-262.)


Citation:
"Je pleure ... mais si jusqu'ici
Vous ne m'avez pas oubliée,
Sachez que je préférais
Vos insultes les plus mordantes,
Des discours glacés, sans pirié,
A cette passion offensante,
A ces lettres et à ces larmes. [...]
Aujourd'hui pourquoi vous jeter
A mes pieds ? Quelle petitesse !
Vous avez du coeur, et vous êtes
L'esclave d'un vil sentiment.

Mais, Onéguine, tout ce luxe,
Tout ce clinquant de l'existence [...]
J'en suis lasse, je donnerais
Ces oripeaux de bal masqué,
Cet éclat, ce bruit, ces vapeurs,
Pour un jardin, pour quelques livres,
Pour notre maison toute simple,
Onéguine, qui est le lien
De notre première rencontre. [...]

Et le bonheur était si proche,
Si possible ... Mais le destin
A tranché. J'ai agi peut-être
Trop vite. Ma mère pleurait,
Suppliait. J'aurais accepté
N'importe quoi. Tout se valait.
Le pauvre Tania s'est mariée.
Et maintenant, je vous en prie,
Laissez-moi en paix. Il le faut.
Je sais que votre cœur est plein
De fierté, de sens de l'honneur.
Je vous aime (pourquoi mentir ?)
Mais je suis la femme d'un autre.
Et je lui resterai fidèle."
(VIII, 45-47, p. 263-265)


En effet, si le discours de Tatiana est relativement structuré, plus froid sans doute que ne l'est son propos dans le ballet, il est traversé d'un regret profond, d'un retour vers ce qui a été perdu : l'évocation rêvée de la campagne d'où elle a été arrachée et où elle espérait une vie avec Onéguine, quand elle était plus jeune ; la mention d'un mariage par défaut, pris sans passion : parler de "n'importe quoi" est un comble quand on pense au prince Grémine qui est un excellent parti ; l'aveu presque final, enfin, dit bien que l'amour est toujours là, en dépit du meurtre de Lenski, de la désillusion qu'elle a pu éprouver face au personnage, en dépit de ce que peut avoir "d'offensante" sa conduite présente.

Ensuite, la situation est encore inverse, par rapport au ballet. Tatiana, son discours terminé, sort de la pièce et Onéguine y reste, abasourdi, brisé alors qu'on entend au loin les pas du prince Grémine ... Ici, Onéguine part sous l'ordre de Tatiana qui, il est vrai, reproduit son geste très dur de déchirement de la lettre (lettre qu'elle relisait en secret il y a quelques instants), et c'est elle qui reste dans le rideau qui se ferme ... La chorégraphie exprime particulièrement bien, je trouve, ses tendances contradictoires, la force destructrice de ses regrets en cela, elle dramatise ce renoncement, et le rend aussi plus tragique : dans le roman, les ravages de ce dernier épisode sont laissés dans l'ombre, le chorégraphe a choisi de s'attarder davantage sur Tatiana. Ceci dit, la violence de la chorégraphie, l'avilissement de l'homme qui, faisant autrefois profession d'honneur, méprisant le jeune romantique, se jette aux pieds d'une femme qui l'ignore peut, à lui seul, montrer les dégâts de la passion, chez Onéguine - forêt dépouillée, marécage où subsiste "la trace morte des passions" si l'on convoque à nouveau la métaphore ...

~ Le ton léger et satirique du roman

Le ballet a rendu, par touches très légères touchant davantage à l'évocation, la teneur satirique et ironique de l'ouvrage. Nombreux sont les passages à fustiger la bêtise des propriétaires terriens, la vanité mondaine dans l'ouvrage de Pouchkine. D'autres fois, l'humour vient mettre à distance les grandes passions des personnages. Il était difficile, bien entendu, de transposer cela au ballet, mais le jeu des vieux au bal de Tatiana, les regards qui jugent Onéguine, dans les deux bals font écho à ces passages, de manière légère. Le regard social est une contrainte, qui détermine les actions, les choix (c'est notamment pour rétablir son honneur bafoué publiquement que Lenski provoque Onéguine en duel, après tout ... ). Ce mélange des tons est présent dans une autre scène : celle du coucher de Tatiana, avec sa nourrice. Touches bien légères, mais sans doute bienvenues pour ne pas figurer une complète tragédie.

~ Un petit mot de conclusion

Par ce voyage continu du livre et du ballet au livre, j'en viens à dire que si la chorégraphie a opéré un nécessaire travail de stylisation et de simplification, elle résiste plutôt bien à la lecture du roman-source. Qu'il y ait des modifications de forme, d'histoire importe peu, au fond (dans ce cas-là, le Coppélia de Patrice Bart me ferait m'arracher les cheveux, et ce n'est pas le cas, bien que ça n'ait rien à voir avec l'histoire-source Very Happy) : la forme est soumise à sa logique propre et est cohérente avec elle-même. Dans le cadre de ballet où la psychologie des personnages est souvent stylisée à l'extrême, je trouve même qu'Onéguine peut être cité en contre-exemple, avec une évolution des deux personnages principaux, avec les motifs de cette évolution en arrière-plan. De plus, que cela importe ou non, je pense qu'on peut y voir une certaine fidélité à l'égard des quatre personnages principaux du roman.

Le ballet, en condensant l'action sur plusieurs points nodaux (la remise de la lettre, le bal, le duel / le combat intérieur de Tatiana devant la lettre d'Onéguine / Sa tentation devant lui / Son choix de renoncement) la rend aussi plus intense, comme ces personnages qui s'aiment et se détruisent en l'espace d'une journée dans les tragédies classiques. Si le second entracte permet de figurer idéalement l'ellipse de dix ans, je suis cependant plus sceptique sur la nécessité du premier : est-ce une question de décor ? Je trouvais que cela cassait la possibilité d'une montée en puissance jusqu'au duel et que c'était dommage ...

Dans tous les cas, j'ai trouvé ce ballet profond, évocateur (ce que doit être avant tout la danse, à mes yeux), et qu'il se servait bien de son fond littéraire pour camper ses personnages, ses décors (un peu vieillots mais efficaces, je trouve), ses ambiances. La symbolique des lumières, si elle est simple à comprendre, ajoute à l'opposition entre attitude en société et moments d'intimité où surviennent la peur, l'angoisse ou le rêve ...

Enfin, par les possibilités de la danse, le contact physique lors des pas de deux ou lors des rêves, la danse ajoute quelque chose de très fort par rapport au roman : elle donne pleinement la mesure, fait voir, fait sentir ce qui sera / a été pour toujours perdu. Elle donne une image physique de cette relation amoureuse vouée à sa perte, alors même qu'elle est en train d'être dansée. Et si cela représente UNE interprétation assez partielle de l'oeuvre (qui a sa désinvolture, sa légèreté), cela donne aussi, à mon goût, toute cette saveur douce-amère du regret que l'on peut ressentir, quand on referme Pouchkine.

---

Voilà, j'ai négligé certains aspects, mais je pense avoir fait le tour de ces réactions "à tiède". Je retourne voir ce ballet deux fois la semaine prochaine, pour confirmer ou infirmer ces impressions. J'espère en tout cas ne pas vous avoir trop ennuyés, et avoir apporté quelque chose, même si c'est peu, avec ces humbles réflexions. Je suis ouverte à toute contestation, remarque, commentaire, évidemment ! Et dans tous les cas, je continue à lire vos avis, commentaires, citations d'articles avec intérêt !

Bonne journée à vous tous ! Smile


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Florestiano



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MessagePosté le: Mar Fév 04, 2014 11:22 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Ma vision d'Onéguine sera désormais durablement marquée par l'image d'Isabelle Ciaravola en larmes pendant tout le pas de deux final, volant dans les bras d'Evan McKie dans un tourbillon rare d'incandescence, de fusion, de friction, de violence.
Acmé étourdissant d'une soirée à marquer d'une pierre blanche.


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MikeNeko



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Messages: 556
Localisation: IDF

MessagePosté le: Mer Fév 05, 2014 12:11 am    Sujet du message: Répondre en citant

Isabelle va au delà de l'art pour moi. Quand je suis proche d'elle, j'embrasse ses émotions, je vis sa vie. Elle fait plus que me subjuguer, elle me ravit à la réalité.

Le retour... quel retour? mon âme n'a fait que résonner de sa soirée, et me voici à tenter de poser mes pensées pour les encrer de peur qu'elles ne se perdent. (je vous les épargne Wink )

Je n'irai pas beaucoup plus loin, de peur que mes sens ne me trahissent, je tiens à garder le moment présent, voyez mes sentiments d'hier...
Je dirais quand même qu'Evan McKie, c'est un bonheur de le voir, son Eugène Onéguine est magistral. D'une stature rare, et un jeu d'une puissance dans ce rôle...
Je vous laisse.


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sophia



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Messages: 22085

MessagePosté le: Mer Fév 05, 2014 12:20 am    Sujet du message: Répondre en citant

Si l'on m'avait dit quelques heures avant le spectacle que je regretterais Aurélie Dupont en Tatiana... je n'y aurais évidemment pas cru! Je ne sais pas si les répétitions sont en cause, mais, aussi incandescente et passionnée soit Isabelle Ciaravola dans ce genre de rôle, je n'ai pas retrouvé dans cette représentation - classée première - l'alchimie qu'avaient su y créer il y a deux ans Aurélie Dupont et Evan McKie et qui les sublimait l'un et l'autre. On ne le dira jamais assez, l'Onéguine version Cranko est un quatuor, et c'est à quatre que cette histoire se passe, quelle que soit l'excellence des individualités qui le composent. Ces messieurs, Evan McKie en Onéguine et Mathias Heymann en Lenski, étaient sans aucun doute remarquables dans leur jeu et dans leur danse, mais cela n'a pas suffi à rendre cette représentation intéressante et palpitante à mes yeux. Une déception, d'autant plus grande que les attentes étaient grandes, et qui n'a pas été rachetée par le corps de ballet, sage et sans passion.
Quant à l'orchestre, je n'aurai qu'un mot : rendez-nous nos dzim-boum-boum!


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haydn
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MessagePosté le: Mer Fév 05, 2014 12:33 am    Sujet du message: Répondre en citant

Je suis un peu mal à l'aise pour parler de cet Onéguine, qui ne m'a pas laissé le même souvenir enthousiaste que Florestiano.

J'avoue que j'avais ressenti une toute autre excitation lors de la mémorable représentation du 16 avril 2009 qui avait vu la double nomination de Mathias Heymann et d'Isabelle Ciaravola. La danseuse d'Ajaccio reste, à quelques jours de sa retraite, certainement la meilleure interprète de Tatiana dont dispose l'Opéra de Paris, mais le partenariat avec Evan McKie (excellent par ailleurs), n'était pas toujours aussi fusionnel qu'on pouvait l'espérer. Les obsèques de Jean Babilée, qui avaient eu lieu dans l'après midi, auraient-elles un peu plombé l'ambiance sur le plateau? Là où l'émotion aura été la plus sensible pour moi, c'est curieusement dans le duo avec Grémine, au troisième acte également : il y avait quelque chose de très touchant de revoir Isabelle Ciaravola au bras de Karl Paquette, complice de longue date, et avec qui elle a très souvent dansé avant que les deux artistes ne soient propulsés au sommet de la hiérarchie du Ballet de l'Opéra de Paris.

La prestation la plus remarquable de la soirée aura été, à mon avis, celle de Mathias Heymann, Lenski très engagé, et à la technique superlative. M. Heymann, qui n'est pas un acteur-né, a fait de gros efforts pour caractériser son personnage, et ne pas se laisser aller à une démonstration de virtuosité superficielle. Cela mérite vraiment d'être souligné.

J'ai été assez interloqué par Charline Giezendanner, qui, nonobstant une technique elle aussi très propre, paraissait confondre Sawanilda et Olga ; l'héroïne de Pouchkine était incarnée de manière excessivement primesautière, et manquait un peu de l'épaisseur dramatique qui permet de distinguer un rôle de soliste. J'aimerai bien connaître l'opinion d'Hendiadyn, qui s'était donné la peine d'analyser en détail le livret, comme vient de le rappeler Florestiano, sur la pertinence d'une telle interprétation. En tous cas, les choses se sont arrangées au second acte, où, lors de la scène du bal, puis de celle du duel, Charline Giezendanner a acquis davantage de présence scénique. On peut tout de même s'interroger sur les choix des ayants-droits de John Cranko, qui ont naguère récusé, dans ce ballet, des interprètes du calibre de Sylvie Guillem ou de Svetlana Zakharova...

Autre source d'interrogations, la direction musicale de James Tuggle : au lever de rideau, on se demandait si c'était Onéguine ou La Grande duchesse de Gerolstein qui était à l'affiche. Les tempi étaient relativement rapides, le dzim-boum-boum plutôt discret (contrairement à Sophia, je m'en passe très bien), mais le tout était enlevé avec une désinvolture assez peu "tchaïkovskienne". L'orchestre, lui, était très correct hormis les cuivres au début du troisième acte. Mais la "soufflante" mérite des circonstances atténuantes, car l'orchestration très malhabile de Kurt-Heinz Stolze, avec des doublures bizarres de la basse, ne lui facilite vraiment pas les choses, et n'est pas de nature à mettre les instrumentistes en valeur.



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Florestiano



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MessagePosté le: Mer Fév 05, 2014 1:06 am    Sujet du message: Répondre en citant

Comme lors de la première d'hier, j'ai trouvé que l'orchestre manquait foncièrement de substance, comme si le chef recherchait, contresens évident, une approche quasi-chambriste. Combien de fois ai-je eu envie de lui crier "mais allez, lâche la bride, que diable"...

Le corps de ballet était bien moins exaltant qu'hier. À commencer par les deux diagonales de grands jetés du I, qui m'ont paru dénuées de synchronisation Crying or Very sad

Quant aux 16 avril 2009 (Ciaravola-Moreau) et 9 décembre 2011 (Dupont-McKie), ces dates sont à placer au rang des soirées anthologiques (dans mon petit panthéon personnel à moi).
Ce qui a fait le sel de la soirée d'aujourd'hui pour moi, c'est l'incandescence finale au III d'un partenariat dont on était certes ravi jusque là mais dans lequel on ne retrouvait pas tout à fait ce qui faisait que l'on considérait l'une comme notre Tatiana de cœur, l'autre comme notre Onéguine de cœur...

(Chose bien connue de ceux qui suivent le foot ou l'opéra, ce n'est pas nécessairement en ne retenant que les meilleurs pour chaque poste qu'on construit la meilleure équipe Wink)


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paco



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MessagePosté le: Mer Fév 05, 2014 10:27 am    Sujet du message: Répondre en citant

Florestiano a écrit:
Quant aux 16 avril 2009 (Ciaravola-Moreau) et 9 décembre 2011 (Dupont-McKie), ces dates sont à placer au rang des soirées anthologiques (dans mon petit panthéon personnel à moi).


pareil pour moi, tout particulièrement la soirée Dupont-McKie, inoubliable !! A ces deux soirées j'ajouterai celle Nunez-Soares du Royal Ballet l'an dernier, un sommet d'émotion identique à ce 9 décembre 2011.
Trois souvenirs marquants qui font que j'ai désormais besoin de quelques saisons avant de revoir Onéguine...


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