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Nouvelles du Théâtre de la Ville
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juthri



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MessagePosté le: Mar Juin 07, 2016 10:48 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Deuxième partie du diptyque Pina Bausch au Théâtre de la Ville, délocalisé pour l'occasion au Châtelet, Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört est un pièce écrite en 1984, et prend place dans son répertoire juste entre Nelken et Two Cigarettes in the Dark, pour ce qui constitue l'apogée de la période Tanztheater, avant le début du cycle des pièces voyageuses. Le titre "Sur la montagne on entendit un hurlement" est une référence biblique, littéralement tiré de la Passion selon Saint-Mathieu d'Heinrich Schütz (1664), relatant l'épisode du "Massacre des Innocents" par Hérode, et la pièce ne s'éloignera jamais du côté sinistre qui en émane, offrant ainsi un terrifiant contrepoint à la lumière et l'innocence d'Água

La scène est signée Peter Pabst et reprend le principe du Sacre du Printemps : un tapis de terre offert à notre vue rideau ouvert avant le début du spectacle. Sauf qu'ici la terre est en friche, sombre, boueuse et collante comme du limon succédant aux flots brésiliens. Pas de décor, un environnement toujours sombre, aux lumières blafardes mêmes quand elles se font crues, parfois voilées d'une brume de vallon encaissé. Quelques accessoires seront bien utilisés dans les différentes scènes, mais ils ne seront guère plus évolués que ceux que l'on pourrait trouver dans une vieille cabane abandonnée au fond d'un bois : une chaise, une pelle ou un vieux matelas poussiéreux. L'accompagnement musical toujours aussi hétéroclite ira chercher des extraits de Schütz évidemment, mais aussi de Billie Holiday (Strange Fruit, dénonciation du lynchage), de Boris Vian, de la cornemuse ou du Mendelssohn, et leur sonorité grinçante donnera l'impression que c'est Dominique Mercy lui-même qui passe en coulisse ses vieux vinyls sur un gramophone éraillé.

C'est cependant en silence que s'ouvre l'œuvre, par un défilé des 25 danseurs de la pièce, en forme de fuite sur le plateau et dans la salle, dans une ronde élargie qui rase les murs et s'arrête parfois pour tendre un visage paniqué vers une source de peur invisible. Le claquement des talons qui résonnent sur le parquet de la salle, le halètement de leur souffle, le bruit sourd de quelques chutes, constituent la sombre musique initiale, qui d'emblée nous plonge dans le bain de la peur. Ce thème, bien plus qu'un fil conducteur, est le propos quasiment exclusif de cette pièce. Mais cette peur n'est pas intime, ce n'est pas la peur de l'angoisse individuelle et analytique, ici c'est l'effroi le plus viscéral qui est mis en scène : à la fois collectif et plus profond, renvoyant l'humanité à sa condition d'animalité. Dans Gebirge on a peur comme les autres, pour soi plus que pour les autres, et des autres plus que de soi-même. On ne saura pas ce que fuient ces femmes et ces hommes, et peut-être ne le savent-ils pas eux-même non plus, mais on reconnaîtra et vivra immédiatement le sentiment qui les habitent.

Apparaîtra ensuite le maître de cette cérémonie macabre, homme nu vêtu d'un seul slip de bain rouge et d'un bonnet assorti, au nez écrasé par ses lunettes de baigneur, mais dont le grotesque et la couleur renvoie à un clown funeste. Réminiscence d'une peur d'enfance, cette ambivalence entre le plongeur et le clown sera entretenue tout au long de la pièce par des scènes, et donc des peurs, aquatiques (plongeon, noyade...) et issues d'un vieux cirque défraîchi ou d'une fête foraine fantomatique (fanfare du troisième âge, piste et manège d'une danseuse autour d'un dompteur imaginaire, ballons multicolores consciencieusement éclatés...). Ces craintes d'enfance continuent d'être exposées entre tirages de cheveux faisant hurler les femmes ou poursuite et agression de l'innocente par l'homme caché juste derrière. Sans compter la peur de la nuit, de l'obscurité et des fantasmes associés comme lorsqu'une interprète collera sur le mur du fond noir un rond blanc, s'agenouillera juste dessous et, sous cette lune improvisée, hurlera telle une louve le cri qui monta bien plus du fond du plateau qu'il ne descendit de la montagne.

Corollaire de la peur et l'attisant, la violence, essentiellement faite aux femmes, mais aussi à l'amour, réduit ici dans une répétitive scène où deux groupes poursuivent un homme et une femme, qui se débattent éperdument mais vainement, pour les rapprocher de force et les contraindre à s'embrasser. Chacun de ces baisers violés les libérera et s'ensuivra une nouvelle scène de course-poursuite sur le plateau, à l'issue sans cesse renouvelée, sur les accords joyaux d'Athalie comme pour mieux contrebalancer la laideur de l'action. Cette scène tumultueuse sera une parmi d'autres, dans une frénésie assez rare, avec des courses de corps qui s'entrechoquent, et surtout une épatante scène où les interprètes plongent littéralement dans la terre, puis nagent et se débattent contre un courant invisible. Mais la scène évoquée précédemment révélera aussi le plus fortement l'ambiguïté du propos sur l'acceptation du statut de victime et de la symbolique de la soumission à la peur de la souffrance plus qu'à la souffrance intrinsèque. Comme lorsque le plongeur, incarné par Michael Strecker, vêtu dorénavant d'un impeccable smoking, viendra zébrer de traits de rouge à lèvre le dos de sa victime qui retrousse sa robe pour s'offrir à cette punition, même quand il a quitté le plateau. Dénonciation féministe jusqu'au-boutiste qui ira jusqu'à multiplier les coups infligés par un homme, Jean-Laurent Sasportes, autre interprète historique, à plusieurs femmes soumises à ses pieds, ou rassemblées dans une ligne de corps assis et emboîtés, poitrine de l'une contre dos de l'autre. Plus loin de l'enfance ou de la victimisation, des peurs plus adultes sont aussi de mise, comme celles renvoyant au poème de Mallarmé et de l'angoisse du coucher seul (psychose récurrente chez Pina Bausch) par l'incarnation d'une femme quémandant un compagnon, rare moment d'adresse verbale de la pièce, offerte sur un drap blanc, ou l'homme tentant de l'appâter une congénère par le jet de quelques billets sur ce même pré-linceul immaculé.

Cette pièce tient une place à part dans le répertoire de la créatrice. Elle est effectivement très peu bavarde, sauf lors d'une apparition de Nazareth Panadero, parfaite incarnation d'une victime encore plus terrifiante que le bourreau qui la traîne. De la même façon elle n'offre jamais aucun moment de séduction, rituel pourtant incontournable des créations de la chorégraphe. Sauf pour une unique apparition d'un Dominique Mercy travesti, venant singer notre plongeur en queue de pie pour une enthousiasmante scène burlesque avec jeu de cigarette et effeuillage digne des meilleurs vamps. Seule véritable scène réjouissante de la soirée, du moins pour la partie théâtrale, car pour éviter que l'ensemble ne soit plombé par une noirceur totale, Pina Bausch distille tout de même quelques pastilles de danse en contre-point malicieux : danseuse qui marche d'avant en arrière sur un mur vertical soutenue par deux comparses pour une scène qui finit par renverser notre point de vue, autre danseuse qui pagaye dans les airs, portée par une vague de mains sur le son de notre fanfare de gloriette de square pour un sommet de burlesque ondulant. Ou encore deux danseuses en tenue de princesse faisant la roue, faisant écho à une joyeuse scène de "sauts d'ange sur boîte d'allumette" par Rainer Behr plongeant avec délectation aux pieds d'Azusa Seyama en robe fuchia dans un champ soudain verdi par des sapins ...abattus.
La légèreté n'aura donc jamais le dessus, même pendant l'entracte, rideau ouvert sur une Ditta Miranda Jasjfi, immobile pendant toute sa durée, les cheveux blanchis, figure d'une vieillesse amenée à disparaître et qui reste pourtant stoïque, imposant ainsi son malaise constant. Enfin, contrairement à la plupart de ses pièces, si la fin est bien annoncée par la reprise enchaînée des scènes de mouvements les plus intenses, il n'y aura pas de procession finale en forme de rédemption et de relâchement, mais une fin abrupte. La procession signature aura bien eu lieu à deux reprises plus tôt dans la soirée, une première fois par une file de danseurs marchants et animés d'une légère ondulation d'une main, file qui sera constamment découpée par les mâchoires du rideau de scène se refermant brusquement sur eux. Et une deuxième fois par une inoubliable procession de corps rampant au sol, comme un gigantesque serpentin vivant et vibrant d'un ensemble d'une fluidité rarement vue.

Portés par un Tanztheater Wuppertal au sommet, et même "rajeuni" par quelques apparitions de vieux compagnons de route de Pina Bausch, cette pièce ne pouvait offrir meilleur contraste avec Água : à la lumière s'oppose les ténèbres, à la joie la souffrance, à l'amour la violence. D'une durée sensiblement équivalente, Gebirge fourmille autant d'idées et de scènes, mais l'écriture est bien plus acérée et reste centrée autour d'un propos unique. Contrairement à l'escapade brésilienne, ce chef d'œuvre est profondément "dé-plaisant" dans la mesure où il ne propose que très peu de moments de répit à sa systématique déconstruction des mécanismes de la peur. Il n'en demeure pas moins toujours aussi marquant malgré les années passées, et si le contexte politique national ou international n'est plus le même, que la guerre nucléaire a laissé place au terrorisme dans l'angoisse du choc de la mort rampante, cette mise en scène de la panique collective n'en a rien perdu de son acuité. Créée dans une Allemagne coupée en deux, cette peur de l'autre fait aussi passer son message de "l'autre c'est moi" et de la dualité victime (enfantine et féminine) et bourreau (adulte au masculin). Avec un soin méticuleux elle s'apparente à une volonté de réunir dans un même lieu et un même temps tout ce qui peut tourner autour de ces sentiments lugubres et confier ainsi à la magie du théâtre vivant le soin de nous en expurger.

Guère d'eau dans cette pièce, mais on en ressort tout de même le souffle court, encore pris par l'apnée de la peur.


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MessagePosté le: Mer Juin 08, 2016 4:52 pm    Sujet du message: Répondre en citant

La critique de Juthri / Xavier Troisille est en ligne avec les illustrations ad-hoc :




    24 mai 2016 : Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört, de Pina Bausch, au Théâtre du Châtelet (programmation Théâtre de la Ville, Paris)

      Deuxième partie du diptyque Pina Bausch au Théâtre de la Ville, délocalisé pour l'occasion au Châtelet, Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört est un pièce écrite en 1984, et prend place dans son répertoire juste entre Nelken et Two Cigarettes in the Dark, pour ce qui constitue l'apogée de la période Tanztheater, avant le début du cycle des pièces voyageuses. Le titre "Sur la montagne on entendit un hurlement" est une référence biblique, littéralement tiré de la Passion selon Saint-Mathieu d'Heinrich Schütz (1664), relatant l'épisode du "Massacre des Innocents" par Hérode, et la pièce ne s'éloignera jamais du côté sinistre qui en émane, offrant ainsi un terrifiant contrepoint à la lumière et l'innocence d'Água.

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juthri



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MessagePosté le: Dim Juin 26, 2016 10:40 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Retour sur le festival Danse élargie 2016, concours international bi-annuel qui s'est tenu le week-end des 18 et 19 juin au Théâtre de la Ville, pour la partie parisienne de cette édition. Ce festival, dont l'entrée est gratuite, donne l'occasion à des chorégraphes amateurs ou non de présenter un projet autour de danse avec incursion possible dans d'autres domaines artistiques, d'où le nom.

Cette quatrième édition, année France-Corée oblige, était organisée en partenariat avec le LG Arts Center de Séoul, et la moitié des 34 projets retenus sur les 480 proposés a fait l'objet d'une pré-édition en Corée début Juin avec un palmarès spécifique. Le jury de l'édition parisienne avait également une prédominance coréenne, avec 3 jurés sur 7 dont la présidence de Eun-Me Ahn, les autres chorégraphes du jury étant Lucinda Childs, Tiago Guedes et Dorothée Munyeneza. Un autre partenariat, noué avec le Musée de la Danse de Rennes, permettait à ses spectateurs de composer le jury du public, et à Boris Charmatz d'assurer la chorégraphie d'une performance collective intitulée Crash-Test et regroupant sur le plateau les 160 interprètes des différents projets en guise de final.

Qui dit festival de type concours, dit palmarès avec lequel on n'est fatalement (presque) pas d'accord, mais avant de le détailler, quelque synthèse sur la température générale. On note en premier lieu, même le dimanche des finalistes, la disparité du niveau : si certaines pièces sont déjà professionnelles, d'autres sont littéralement des "projets", ne reposant souvent que sur une seule idée. L'objectif étant de déceler la potentialité, pourquoi pas, mais cela rend les comparaisons difficiles et certains jugements injustes. Plus de la moitié des projets étaient portés par des femmes, et on retrouve cette proportion dans le palmarès. L'air du temps est à l'angoisse, qu'elle soit politique ou sociale, internationale ou existentielle, et la plupart des projets s'y réfèrent : corps empêchés et gêne situationnelle, gestuelles restreintes et crispées, à contrario d'une grande verbalisation, souvent agressive, au détriment de la musique, grande oubliée de ces projets. En contrepoint on aura droit à quelques notes d'humour cathartiques, une pièce sur le sexe, et une sur ...les pompom girls.

"Il faut sauver la cheerleader" disait d'ailleurs la série, ici on aurait plutôt envie de clamer "il faut sauver la danseuse"... Si les idées proposées et la qualité de certaines pièces rendent cette édition plutôt réussie, la déception vient de l'interprétation de danse pure, quel qu'en soit le genre. Seule une poignée de danseurs m'aura marqué, ce qui est bien peu : un interprète coréen délicieusement classique, un danseur et deux danseuses urbaines, et trois "inclassables" (entre pas traditionnels orientaux et théâtralité poignante).

Ce sont d'ailleurs ces derniers qui ont obtenu le premier prix, attribué à Déplacement de Mithkal Alzghair, chorégraphe syrien en résidence en France, accompagné sur le plateau par deux danseurs turcs Rami Farah et Samil Taskin. Guère à redire sur cette distinction pour cette oeuvre en silence de bout en bout (mais ici c'est un parti-pris qui prend sens). Trois danseurs se présentent bras levés, mains en l'air, et esquissent durant de longues minutes des pas traditionnels dont la légèreté s'oppose à la brutalité du propos. Les danseurs s'agenouilleront ensuite, se mettront torse nus dos au mur puis termineront leur prestation se tenant par la main, de plus en plus resserrés. Pièce sur les conséquences de la guerre, de l'exil, de la mise à nu, de la vulnérabilité et du déracinement, dont tant le propos que la force évocatrice de l'interprétation en faisaient un premier prix en puissance. Au-delà d'une certaine âpreté ou de la répétitivité des premières minutes, on pourrait juste regretter le côté cliché de l'oeuvre qui sera malheureusement difficilement un hit au box-office mais qui remporte systématiquement la palme d'or.

A côté de ce choc, les trois pièces plus ou moins françaises sur des doutes existentialistes de type "serais-je la plus belle pour aller danser" peinent à convaincre malgré quelques références à Maguy Marin. Tout le contraire de Glory de Yon-Eun Kwon, la finaliste coréenne de l'édition qui mérite largement son troisième prix du jury, agrémenté d'une menton spéciale du public. Trois interprètes, un narrateur/ instructeur militaire/ percussionniste, et deux danseurs à mi-chemin entre pas classiques et pas militaires, pour une pièce reposant sur la dualité entre danse et armée. Le propos part d'une anecdote sur le service militaire coréen dont on peut être dispensé si l'on gagne un concours de danse, choix risqué car si l'on échoue on doit deux ans de service au lieu d'un... Beaucoup d'humour, un musicien qui joue en direct, quelques notes de l'Hymne à la joie, une très belle image du "militaire" tenant le bras du "danseur" comme un fusil pour un manifeste pacifiste par la danse, même si l'enseignement militarisé de la danse classique en prend aussi pour son grade. Et surtout un interprète classique de haut niveau. Seul le dernier tableau, le "pas de la pastèque", restera un peu abscons, mais sans que cela ne remette en cause son prix, qui pouvait paraître acquis d'avance sur le papier, mais est légitimé sans conteste sur le plateau.

A la quête de la gloire du corps masculin s'opposaient deux autres pièces sur la soumission du corps féminin. L'une Touch Down, parle du questionnement de la représentation mercantile et des cheerleaders évoqués. Sur du Stravinksy, dans une scénographie portée par quatre pylônes de projecteurs qui encadrent la scène, cinq danseuses enchaînent des mouvements entre néo-classicisme et gestuelle de majorette. Le teasing video laissait augurer du meilleur, malheureusement cela ne prend guère sur le plateau. La deuxième, The Very Delicious Piece XL, tente elle d'imposer un nouveau genre : la danse-porno (habillée) pour évoquer les conséquences de la sexualité sur la déformation du corps féminin ou sa considération. Huit interprètes féminines commencent par des tremblements debout pour finir au sol pour des parcours solitaires de toutes les positions du kamasutra, plus un certain nombre non homologuées. L'accompagnement musical à base de tubes kitsch des années 80 agrémente le tout d'un humour qui sauve du désastre, mais cela n'est guère plus que potache.

Pas de prix pour elles, mais double distinction pour la suivante, une autre pièce féminine, de la chorégraphe Eirini Papanikolaou, Anthemoessa, interprétée par 4 jeunes femmes. En effet elle rafle et le prix du public et le prix des techniciens du Théâtre de la Ville en guise d'accessits, très justement mérités pour la première minute de leur proposition : 4 working girls regroupées au centre du plateau, dont l'une assise, qui se trouvent soudain prises par une bourrasque de vent. Les cheveux se déploient, les corps manquent de s'envoler et se tiennent les uns aux autres ou à la chaise y compris du bout des doigts, les papiers tenus à la main bruissent : l'effet (simulé) est saisissant. Le calme revient et la tempête repart de plus belle et ainsi de suite. Une musique de croisière évoque le navire pris dans des vents contraires sans capitaine à bord, puis un sifflement renverra même à l'évocation d'un avion en chute libre. Allégorie de la crise grecque, ce visuel est beau et poétique comme du Carlson. Il reste toutefois insuffisant pour espérer une distinction du jury, du fait du manque d'évolution, voire de mouvement, sur les dix minutes du format.

Une autre pièce aurait dû prétendre à un accessit grâce à son visuel fort, To Da Bone du collectif international La Horde, qui travaille sur les danses post génération internet. Un groupe de danseurs en survêtements flashy se lance pendant huit minutes dans un jump, répétition de pas sur place, seulement rythmé par le martèlement des baskets au sol, groupe qui pivote sur lui-même toutes les 10 secondes en mode "quart de tour à droite, droite !". On pense autant à des pas de gymnastique militaire qu'à du méta-dakbhé urbanisé, et si l'effet visuel est aussi sauvage que le nom du collectif, la répétitivité extrême seulement brisée à la fin par quelques solos urbains lasse rapidement plus qu'elle ne dérange, malgré les postures bravaches des interprètes. Mais ce n'était pas l'avis du jury qui a accordé à cette performance son deuxième prix. Peut-être en référence à l'impact hypnotique à la Lucinda Childs, la fluidité en moins, la modernité en plus ? Ou pour suivre une tendance "aerobics" après la lauréate de 2014 Paula Rosolen ?

Incompréhension d'autant plus grande, qu'est laissé de côté Fact, autre pièce française de Johanna Faye et Mustapha Saïd Lelouch, et seule pièce qui pouvait prétendre au qualificatif de "ballet", doté de surcroît d'un vrai langage. Le vocabulaire est certes urbain, mais la grammaire est tout à fait classique : écriture réfléchie sur l'occupation du plateau, jeu sur les ensembles et l'alternance avec les solos ou les groupes, sinusoïdes du rythme et de l'intensité au gré de l'accompagnement musical... Et surtout cela danse, c'est inventif, délié et ample, Jérôme Fidelin en tête, avec surtout, et enfin, des danseuses, comme Linda Hayford ou Sarah Aviaja Hammeken, passée par une académie de ballet (Stockholm) ! "Enfin" n'étant pas exactement le bon terme, car la pièce était présentée en premier et en-deçà de donner la ligne, apparaissait finalement de plus en plus en décalage au fur et à mesure des prestations suivantes. Plus que dommage car tant sa qualité d'oeuvre construite, que l'effort de sortir le hip-hop de la culture de la performance individuelle pour intégrer les éléments habituels des compositions de danse, méritaient la reconnaissance du jury. Qu'ils trouveront sans nul doute sur les plateaux professionnels, mais pour la prochaine édition du festival, espérons que soit donné plus d'importance à la qualité de l'interprétation dansée.
"Il faut sauver la danseuse"...


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haydn
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MessagePosté le: Lun Juin 27, 2016 8:40 am    Sujet du message: Répondre en citant

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juthri



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MessagePosté le: Mar Juil 05, 2016 10:43 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Début Juin la compagnie d'Hofesh Shechter était pour la sixième fois l'hôte du Théâtre de la Ville pour y présenter barbarians, une création de 2015 pour le Berliner Festspiele. Ce n'est pas la dernière œuvre en date du chorégraphe car il a récemment créé Clowns pour le Nederlands Dans Theater en mars de cette année, mais barbarians était une commande du Théâtre de la Ville, il était donc logique qu'elle y soit présentée au cours de la saison, d'autant qu'en 2017 La Ville, délocalisée à la Villette, aura la primeur de sa création 2017.

un b minuscule pour le titre de cette pièce, mais une ambition majuscule tant dans l'intitulé, connaissant le style du chorégraphe, que dans le découpage en trois parties, lui permettant le sous-titrage Trilogie. Ces trois morceaux sont bien différents stylistiquement et pourraient même prétendre à une présentation autonome, mais d'une part le final en mode "tous en scène" peu importe les divergences des costumes, un peu à la Balanchine d'ailleurs, et surtout l'approche analytique de chaque passage confère à l'ensemble toute sa cohérence. En effet les trois temps de la pièce correspondent aux trois pans de la topique freudienne moi/surmoi/inconscient, sauf qu'en se mettant lui-même en scène à la première personne du singulier au lieu d'invoquer un personnage objet de transfert, Hofesh Shechter renversera totalement notre perception de spectateur.

Tout avait pourtant commencé de manière attendue dans la lignée de la marque Shechter : musique tribale très amplifiée à base de percussions composée par le chorégraphe, scénographie dépouillée reposant sur des effets quasi stroboscopiques de l'éclairage, alternant noir total et lumière aveuglante, et gestuelle chorale intense. Cette partie intitulée the barbarians in love induisait déjà des éléments de surprise, comme un très rapide passage de neuf à six danseurs, telle une volonté d'épurer le propos, ou l'adjonction d'extraits de musiques médiévales de Jordi Savall ou de François Couperin pour quelques moments de danse abandonnant les chocs pour la fluidité. De même les costumes des danseurs prenaient d'emblée le contre-pied de la barbarie attendue : uniformément blancs, de type vêtements de toile légère dont la largeur distillait les prémices d'une certaine flottaison. Comme les chaussettes blanches glissant sur le tapis noir, lui même constellé de points fluorescents, et qui donnait à la scène une sensation d'apesanteur, et de froid sidéral ou quasi clinique, qui loin de nous plonger dans les chaleurs d'un rituel tribal espéré (avouons-le) amenait déjà une distanciation. Celle-ci deviendra effective lorsque les danseurs s'arrêteront face au public dans une demi-pénombre et qu'une voix mi maternelle mi robotique commencera à interroger "Hofesh" qui, en bon patient désormais anglais, fera de son mieux pour répondre à ses questions psychanalytiques basiques. Ce long passage enregistré, surtitré pour les francophones, introduisant le "moi" de l'auteur, et l'interrogeant sur ses motivations créatives, trouvera sa chute dans une nouvelle ligne des danseurs, qui se présenteront pour un long moment immobile entièrement nus dans une fort chaste pénombre quasi absolue. Les spectateurs, ces vrais "barbares amoureux" de la danse, des émotions et des corps, prennent évidemment de plein fouet ce contre-pied du renoncement de l'auteur à nous servir la violence du sommet attendu.

L'entracte permet de laisser diffuser ce message, et nous voilà en piste pour le deuxième acte, clairement dénommé tHE bAD. Et ici point de second degré, cette partie écrite uniquement de nuit est une projection tous azimuts des pulsions inconscientes de l'auteur. Chaos gestuel, lumières crues, chaleur des corps affublés de combinaisons intégrales en latex jaune poussin semi transparentes accentuant les mouvements des bassins ou des épaules, débordant d'énergie et de rythme mais sans référence à un écoulement rationnel du temps, cette mise en scène du "ça" freudien semble n'avoir de fin que par l'épuisement des cinq interprètes. Cette partie, qui aurait elle aussi pu constituer une pièce indépendante, n'aboutit pas malgré tout à la sublimation totale, la faute à la première partie qui aura agi comme un rappel à l'ordre moral et nous empêche de nous abandonner au plaisir diffusé par les interprètes. Ce que le chorégraphe a d'ailleurs anticipé car il a interrompt sa sarabande électrique pour une nouvelle séance d'apostrophe verbale, cette fois portée "live" par un danseur, dont le message s'apparente à une invitation à la jouissance du plaisir sans frein. On profitera dès lors mécaniquement un peu plus aisément de la deuxième moitié de cette partie, et ses nouvelles parties ondoyantes sur fond de luth et de violes tudoriennes, entrecoupant les transes explosives ou lascives, mais sans atteindre finalement le niveau que l'on aura pu lui accorder si, par exemple, l'œuvre globale avait débuté par cette séquence.

La troisième et dernière partie sera double et intitulée (presque) logiquement Two completely different angles of the same fucking thing. Elle débutera par un pas traditionnel porté par deux interprètes en tenue folklorique renvoyant aux parents, ou ascendants en général, du créateur. Pas léger sur une musique légère, en décalage complet avec le propos du titre, ce second degré introduit astucieusement la séquence du "surmoi" de l'auteur. Cette danse glissera progressivement vers un pas de deux romantique et gracieux, puis de plus en plus tendu et douloureux, pour un passage qui mêle complexe œdipien et volonté de tuer le père. Retour des échanges en voix off jusqu'au final ou le père est devenu le fils en se mettant à nu, au milieu des interprètes réunis, les blancs et les jaunes, pour des tableaux chorals basé sur la dualité plus que sur l'unisson.

L'interprétation des douze danseurs est grandiose : la pièce est longue, virtuose, physiquement exigeante, l'écriture chorégraphique impose un grand engagement, mais ce qui marque le plus est l'homogénéité de langage gestuel partagée par tous les interprètes, révélée, bizarrement d'ailleurs, plus par la première partie et ces costumes qui ne collaient pas aux membres mais amplifiaient les éventuelles divergences de mouvements. La pièce laissera en revanche une impression plus mitigée. Marquante comme souvent chez l'auteur, elle dévoile de lui de nouveaux horizons créatifs, plus orientés vers la mise en situation théâtrale ou l'intimité émotionnelle. Cependant chaque trait présenté n'évite pas l'écueil de son corollaire négatif : la longueur induit des longueurs, la complexité apporte des complications inutiles, le concept paraît parfois conceptuel, et surtout l'intimité mise en scène n'épargne pas d'un certain égocentrisme.
Mais la dose d'humour, la finesse du découpage global, l'impact visuel si attendu et qui sera finalement réellement présent, et surtout la qualité de cette danse, abstraite, exacerbée mais combien touchante, donnent envie d'assumer cette sauvagerie maîtrisée.


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MessagePosté le: Jeu Juil 07, 2016 4:46 pm    Sujet du message: Répondre en citant

La critique illustrée de Juthri / Xavier Troisille est maintenant en ligne sur le site de Dansomanie :




    04 juin 2016 : barbarians, de Hofesh Shechter, au Théâtre de la Ville (Paris)

      Début Juin la compagnie de Hofesh Shechter était pour la sixième fois l'hôte du Théâtre de la Ville pour y présenter barbarians, une création de 2015 pour les Berliner Festspiele. Ce n'est pas la dernière œuvre en date du chorégraphe car il a récemment créé Clowns pour le Nederlands Dans Theater en mars de cette année, mais barbarians était une commande du Théâtre de la Ville, il était donc logique qu'elle y soit présentée au cours de la saison, d'autant qu'en 2017 La Ville, délocalisée à la Villette, aura la primeur de sa création 2017.

      Un b minuscule pour le titre de cette pièce, mais une ambition majuscule tant dans l'intitulé, connaissant le style du chorégraphe, que dans le découpage en trois parties, lui permettant le sous-titrage Trilogie. Ces trois morceaux sont bien différents stylistiquement et pourraient même prétendre à une présentation autonome, mais d'une part le final en mode "tous en scène" peu importe les divergences des costumes, un peu à la Balanchine d'ailleurs, et surtout l'approche analytique de chaque passage confère à l'ensemble toute sa cohérence. En effet les trois temps de la pièce correspondent aux trois pans de la topique freudienne moi / surmoi / inconscient, sauf qu'en se mettant lui-même en scène à la première personne du singulier au lieu d'invoquer un personnage objet de transfert, Hofesh Shechter renversera totalement notre perception de spectateur.

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juthri



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MessagePosté le: Lun Aoû 15, 2016 9:03 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Pour sa trente-deuxième programmation au Théâtre de la Ville, Anne Teresa de Keersmaeker propose de revisiter La Nuit Transfigurée créée en 1995 pour un ensemble de 14 danseurs et réécrite en 2014 sous la forme d'un duo.
Cette proposition intervient quelques mois seulement après l'entrée au répertoire de l'Opéra de Paris de la version de 1995 et cette proximité oriente fatalement le jugement de cette nouvelle version.

Le ballet est toujours basé sur Verklärte Nacht, opus 4 d'Arnold Schönberg, composition de 1899 inspirée du poème Pour sa trente-deuxième programmation au Théâtre de la Ville, Anne Teresa de Keersmaeker propose de revisiter La Nuit Transfigurée créée en 1995 pour un ensemble de 14 danseurs et réécrite en 2014 sous la forme d'un duo.
Cette proposition intervient quelques mois seulement après l'entrée au répertoire de l'Opéra de Paris de la version de 1995 et cette proximité oriente fatalement le jugement de cette nouvelle version vers un jeu de comparaison.

Le ballet est toujours basé sur Verklärte Nacht, opus 4, d'Arnold Schönberg, composition de 1899 inspirée du poème éponyme de Richard Dehmel écrit en 1896, et œuvre dite de jeunesse car plus près de la veine romantique d'un Gustav Malher ou des harmonies d'un Richard Wagner, que proche de ses compositions ultérieures posant les bases du dodécaphonisme. Si la pièce de 1995 était écrite pour la version originale du sextuor à cordes (même si c'est la version pour orchestre à cordes qui a été jouée lors de son introduction à l'ONP), c'est ici une version enregistrée par l'orchestre philharmonique de New York dirigé par Pierre Boulez qui sous-tend cette recréation. L'objet de cette version pour la chorégraphe était de se rapprocher de l'œuvre originelle de Schönberg, et par-delà du poème de Dehmel, dans une proposition quasi narrative. Le choix de la version orchestrale de 1947 est donc ici un contre-point à la proposition dansée, recentrée sur un couple de danseurs, même si trois interprètes se partagent la distribution, le premier homme laissera place rapidement à un second. La partition de Schönberg a déjà inspirée plusieurs chorégraphes, le premier d'entre eux étant Antony Tudor pour une version de 1942 avec Nora Kaye toujours au répertoire de l'ABT, jusqu'à Jiří Kylián en passant à Paris par Roland Petit pour un ballet créé en 1976 par Ghislaine Thesmar.

Le poème de Dehmel dont les traductions oscillent de la plus chaste à la plus osée, évoque une promenade au clair de lune d'un couple d'amoureux, au cours de laquelle la femme confie à son amant être enceinte d'une étreinte précédente, et qui se résout par l'acceptation de cette maternité par son amant. Si Keersmaeker évoque un déroulement narratif pur, elle s'octroie d'emblée quelques liberté en faisant débuter sa pièce par une introduction en longues minutes de silence d'une danse dont les quelques mouvements ne constituent que des préludes à des poses figées, très souvent marquées par une posture d'abandon de la femme dans les bras de l'homme. Ce premier amant figuré disparaîtra rapidement pour laisser place au deuxième élément du couple pour le reste de la pièce. Ce préliminaire brouille d'emblée la vision narrative, car il oscille entre une forme de flash-back du milieu du poème, dans lequel la femme confie son étreinte passionnée, mais aussi une présentation d'un amour rationnel, mesuré et froid, contrastant de beaucoup avec les termes de Dehmel. De la sorte a chorégraphe n'abandonne pas totalement la lecture sociétale qu'elle avait donnée avec sa version initiale et introduit une nouvelle fois les notions de culpabilité et d'illégitimité portée par la Femme. Cette séquence équivoque se présente dans une scénographie désertique et très sombre, en l'absence de tout décor cadre de scène et portant latéraux retirés pour un plateau étendu au maximum et baigné d'une lumière objective oblique et fixe issue d'un projecteur de trois quart face, rendant à merveille l'illusion du clair de lune. Point d'évocation de la forêt en revanche, et cette scène immense et vide prendra parfois les reflets d'une grange de nuit, illuminée par une lucarne laissée opportunément ouverte, et pouvant héberger des amours illégitimes d'une fin de soirée d'été, et pas d'évolution de la lumière non plus qui parcourait la scène de jardin à cour comme pour évoquer la nuit qui avance. Ici l'intrigue est resserrée sur un court moment, sans développement temporel.

Survient le deuxième homme en même temps que l'orchestration pour une deuxième partie qui évolue positivement vers de plus en plus de mouvements, de plus en plus d'intensité, de légèreté, et de passion après quelques passages lents et figés, entrecoupés de nombreux passages à sol. Au fur et à mesure que la partition se développe, le rythme s'emballe, la verticalité prend le dessus, l'occupation du plateau se déploie, même si le principal axe repose sur l'oblique du faisceau lumineux, et les distances entre les deux interprètes se distendent et se resserrent parfois avec violence comme un jeu d'élastique invisible dont les claquements sont figurés par les corps qui s'entrechoquent. Les sculptures d'Auguste Rodin, contemporaines des œuvres de Dehmel et Schönberg, constituent toujours la base de l'inspiration des figures principales, mais si la figure de "Je Suis Belle" était maintes fois répétée dans la version de 1995, nous en parcourons ici un plus grand nombre, "Je Suis Belle" toujours, mais aussi "la Femme Accroupie" ou "Andromède". Comme dans le poème c'est la Femme qui fait figure de narratrice la majeure partie de l'œuvre, et c'est bien ici l'interprète féminine qui porte le ballet et distille la force de la passion avec l'engagement habituel des danseurs de Rosas. Dans une robe d'été légère Samantha van Wissen donne l'impression de danser un solo, tend elle impose son impact dans les mouvements à deux, et attire le regard sur les passages disjoints, comme lorsqu'elle s'allongera dans un recoin sombre pour une émouvante scène de coucher. Les hommes, en costumes sombres, interprétés par Nordine Benchorf et Igor Shyshko, resteront plus dans l'accompagnement mais c'était un parti-pris de la chorégraphe de par sa deuxième inspiration gestuelle, basée sur les gestes d'assistance à l'accouchement, et qui conduisent à une grande douceur immanente, assez atypique chez la chorégraphe, mais conférant parfaitement à l'ensemble l'atmosphère romantique recherchée.

Le final sera lui empreint de la lancée passionnelle avec présentation de la danseuse épuisée et immobile face à public. Les vibrations qui émanent de cette dernière auront donné à la pièce toute sa force sa maturité aussi qui colle parfaitement avec le propos, qui renvoie à des amours tardifs portés par un sentiment d'urgence. La danse est conduite par une ligne unique, assez uni-émotionnelle également, de cet amour qui s'élève sans cesse et semble vers le milieu entrer en résonance avec la musique de Schönberg pour ne plus s'en écarter jusqu'au final. On pourra regretter les minutes initiales, longues et assez peu musicales, mais le parti-pris de la montée d'une seule traite exigeait de partir lentement. La version de 1995 était un chef d'œuvre, quasiment bauschien, cette pièce est plus proche de l'univers de Keersmaeker, une note de délicatesse, de douceur et d'intimité en plus. Quelques images sont particulièrement prenantes, certainement plus fortes dans cette version de la 2014. Mais son parti-pris d'un duo, qui confine parfois à un solo, ne peut prétendre à égaler la beauté visuelle, la magnificence des ensembles et la multitude des fils de lecture de la version de 1995. La volonté de rendre hommage au caractère narratif de l'histoire de la danse est bien présent, mais altéré d'une part par l'étroitesse d'un argument tiré d'un poème de 36 vers par rapport à un livret de plusieurs pages, mais aussi par l'ambiguïté de l'évocation de la première liaison. On pourrait presque aller jusqu'à voir dans l'introduction la lecture du poème, et dans le corps de la pièce le rappel de la passion passée, ce qui est un contre-sens de la transfiguration qu'apporte la nuit avec le deuxième homme, celle de la rédemption et de l'acceptation de la force de la vie.

A cette réserve près cette version de La Nuit Transfigurée est sans nulle doute plus fidèle aux œuvres originelles inspiratrices de Dehmel et de Schönberg, mais abandonne la part de transcendance créatrice de l'œuvre originale d'Anne Teresa de Keersmaeker.


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serge1 paris



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MessagePosté le: Ven Sep 09, 2016 12:06 am    Sujet du message: Répondre en citant

Pina Bausch. Viktor. 8 septembre au Chatelet.

Présenté dans un décor et des éclairages magnifiques , Viktor est peut être le spectacle le plus déjanté et le plus délicieusement fellinien de Pina Bausch.

Ce spectacle reste, 30 ans après sa création, un antidote extrêmement puissant au conventionnel dominant.

Et on se demande ce que Pina Bausch, qui reste adulée par un public de toutes les générations, aurait pu nous dire sur les choses dérisoires qui secouent notre société actuelle...

A voir sans faute jusqu'au 12 septembre !


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sophia



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MessagePosté le: Mer Sep 14, 2016 4:42 pm    Sujet du message: Répondre en citant



    Dans le cadre des Journées du Patrimoine et avant les travaux de rénovation, le Théâtre de la Ville se visite.

    A cette occasion et pendant les deux jours, des affiches, livres, brochures des spectacles qui font l'histoire du lieu et l'histoire du théâtre et de la danse sont en vente. On trouve dans cette collection des affiches depuis 1968 des spectacles de Pina Bausch, du Berliner Ensemble, Patrice Chéreau, Juliette Greco, Anne-Teresa de Keersmaeker/ Rosas...

    Vente exceptionnelle
    les samedi 17 de 10h30 à 21h & dimanche 18 septembre de 10h30 à 16h30
    mezzanine du Théâtre de la Ville
    2, place du Châtelet - Paris 4ème
    Renseignements : 01 42 74 22 77


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sophia



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MessagePosté le: Mer Sep 14, 2016 6:26 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Programmation de rentrée - délocalisée pour cause de travaux - du Théâtre de la Ville :



    ROBERT ASHLEY / STEVE PAXTON
    Quicksand


    En anglais surtitré en français
    TEXTE ÉCRIT & ENREGISTRÉ PAR Robert Ashley
    CHORÉGRAPHIE, DÉCOR & COSTUMES Steve Paxton
    MUSIQUE RÉALISÉE PAR Tom Hamilton
    LUMIÈRES David Moodey
    AVEC Jurij Konjar & Maura Gahan




    NORA CHIPAUMIRE
    Portrait of myself as my father


    CONÇU, CHORÉGRAPHIÉ ET DIRIGÉ PAR Nora Chipaumire
    MUSIQUE ORIGINALE/PARTITIONS Philip White
    INTERPRÉTATION Nora Chipaumire
    & LES DANSEURS Pape Ibrahima Ndiaye a.k.a. Kaolack, Shamar Watt
    LUMIÈRES & COSTUMES Nora Chipaumire




    BALLET DE L’OPÉRA DE LYON / LUCINDA CHILDS
    Dance


    CHORÉGRAPHIE Lucinda Childs
    MUSIQUE Philip Glass
    COSTUMES A. Christina Giannini
    LUMIÈRES Beverly Emmons
    CONCEPTION ORIGINALE DU FILM Sol LeWitt
    FILM RETOURNÉ À L’IDENTIQUE DU FILM ORIGINAL AVEC LES DANSEURS DU BALLET DE L’OPÉRA DE LYON PAR Marie-Hélène Rebois
    CHEF OPÉRATEUR Hélène Louvart
    SCRIPTE Anne Abeille
    MONTAGE Jocelyne Ruiz
    TRUCAGES Philippe Perrot

    JOHN ADAMS / LUCINDA CHILDS / FRANK GEHRY
    Available light


    MUSIQUE John Adams
    CHORÉGRAPHIE Lucinda Childs
    DÉCOR Frank Gehry
    LUMIÈRES Beverley Emmons, John Torres
    COSTUMES Kasia Walicka-Maimone
    SON Mark Grey
    AVEC Katie Dorn, Kate Fisher, Sarah Hillmon, Anne Lewis, Sharon Milanese, Vincent McCloskey, Benny Olk, Patrick John O’ Neill, Matt Pardo, Lonnie Poupard Jr., Caitlin Scranton, Shakirah Stewart




    KYLE ABRAHAM / CIE ABRAHAM.IN.MOTION
    Pavement


    MUSIQUE Jean-Chrétien Bach, Jacques Brel, Antonio Caldara, Sam Cooke
    Donny Hathaway, Edward Howard, Alan Lomax, Fred McDowell, Hudson Mohawke
    Alva Noto, Ryuichi Sakamoto, Carl Sigman, Antonio Vivaldi
    CHORÉGRAPHIE Kyle Abraham
    COSTUMES Kyle Abraham
    DRAMATURGIE Charlotte Brathwaite
    CONSEIL Alexandra Wells
    LUMIÈRES & SCÉNOGRAPHIE Dan Scully
    SON Sam Crawford
    IMAGES VIDÉO AVEC L’AIMABLE ACCORD DE Chris Ivey
    AVEC Kyle Abraham, Matthew Baker, Vinson Fraley Jr., Tamisha Guy, Thomas House, Jeremy “Jae” Neal, Kevin Ricardo Tate




    GEORGES APPAIX / CIE LA LISEUSE
    Vers un protocole de conversation?


    CONCEPTION & MISE EN SCÈNE Georges appaix
    CHORÉGRAPHIE & TEXTES Georges Appaix
    MUSIQUES Eric Petit, Ray Charles & Betty Carter, Vincenzo Bellini, Jean-Sébatien Bach, Creedence Clearwater revival, Oum Kalthoum,
    Candida & Floricelda Faez, Johannes Brahms, Alexandre Desplat, Giovanna Marini, Bob Dylan
    LUMIÈRES pierre Jacot-Descombes
    SON Eric Petit & Georges Appaix
    COSTUMES Michèle Paldacci
    AVEC Mélanie Venino, Alessandro Bernardeschi
    & Georges Appaix




    BORIS CHARMATZ / MUSÉE DE LA DANSE / CCN RENNES-BRETAGNE
    Danse


    CHORÉGRAPHIE Boris Charmatz
    LUMIÈRES Yves Godin
    COSTUMES Jean-Paul Lespagnard
    DISPOSITIF SON Perig Menez
    TRAVAIL VOCAL Dalila Khatir
    INTERPRÉTÉ PAR Ashley Chen, Julien Gallée-Ferré, Peggy Grelat-Dupont, Mani A. Mungai, Jolie Ngemi, Marlène Saldana
    EN ALTERNANCE AVEC Olga Dukhovnaya, Frank Willens


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juthri



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MessagePosté le: Lun Sep 19, 2016 12:25 am    Sujet du message: Répondre en citant

Rentrée en fanfare au Théâtre du Châtelet pour l'ouverture de la saison du Théâtre de la Ville, avec Viktor, de Pina Bausch, présenté par le Tanztheater Wuppertal. Cette délocalisation était habituelle ces dernières saisons, mais deux pièces étaient alors présentées, plutôt en clôture d'ailleurs, l'une provenant de la période phare du Tanztheater, l'autre plus récente, issue du cycle des pièces dites "voyageuses". En cette saison itinérante, pour cause de travaux entraînant la proche fermeture de la Ville, puis celle du Châtelet, une seule pièce est au programme, la première, chronologiquement, des créations hors les murs de Wuppertal, mais, cohérence du choix, cette œuvre fait surtout figure d'intermédiaire entre les deux périodes stylistiques et permet à elle seule d'en aborder les différents thèmes.

Le rapport au temps est d'ailleurs l'axe d'intérêt majeur de cette reprise, qui se décline autant autour de son positionnement charnière dans la carrière de la chorégraphe qu'en lien avec le regard que l'on porte sur la capacité de la troupe à se renouveler - quarante ans après sa constitution, trente après la première de la pièce du soir, et sept après la disparition de sa créatrice. Quelques années après avoir tourné sous la direction de Federico Fellini dans E La Nave Va, croisière opératique absurde et tragique, Pina Bausch en adopte le principe de l'unité de lieu, et embarque sa troupe à Rome pour une résidence de plusieurs semaines qui donnera ainsi naissance à Viktor, créé en 1986 à ...Wuppertal. Elle réitérera et systématisera ce principe après 1989 et Palermo Palermo, mais pour cette première, l'immersion locale n'est pas aussi immédiatement présente qu'elle pourra l'être dans ses dernières œuvres.

Si la convergence avec le style de Fellini par l'habituelle fragmentation des scènes ou l'absence de frontière entre fantasmes et réalité est évidente, l'aspect visuel, confié comme toujours au couple Peter Pabst/Marion Cito, ne surprendra pas les habitués du Tanztheater originel, pas plus que la dramaturgie : utilisation intensive de la terre en guise de décor, robes des années 30 ou costumes noirs, tables et chaises usuelles, cigarettes et rouges à lèvres, joueuse d'accordéon ou figurants septuagénaires, apostrophe violente du public avant de lui beurrer des tartines... les ingrédients des pièces antérieures sont toujours présents. Le découpage des séquences, leur répétition ou leur alternance, épousent également toujours une composition musicale hétéroclite, qui navigue souvent loin de l'Italie, de Mascarade de Khatchatourian à la sixième symphonie de Tchaïkovski en passant par Irving Berlin, Dietrich Buxtehude ou du folklore bolivien.

Et pourtant ce nouveau moteur d'inspiration fonctionne parfaitement, introduisant un renouvellement de l'approche, un réagencement des composantes, et surtout une immense ouverture de références utilisables. Cette patine surgit naturellement, avant le patchwork de chants et mélodies sardes ou lombardes. Avant même la première scène et l'apparition de Julie Shanahan en vamp surréaliste : chignon impeccable dans une robe écarlate, sourire énigmatique et muet, juste figée, mais ondulant déjà dans notre esprit, incapable de résister à la tension de ce corps immobile malgré l'invitation de la valse, et ...manchote. L'image imprègne, et le ton aurait pu être donné, mais il revêt une tout autre interprétation dans le décor constitué de hautes parois abruptes de terre sombre, dont quelques échelles de bois permettent d'atteindre les sommets et quelques passerelles de bois de passer des unes aux autres. Nous étions habitués à la fouille des âmes, leur mise à nu ou leur taille à la serpe : plus que les sept collines de Rome taillées en falaises, c'est ici un décor de chantier archéologique qui va servir de scène, avec sa connotation historique, son lien à l'Antiquité, sa symbolique de la pierre (de vrais pavés tiennent une place récurrente dans différentes saynètes), et, évidemment, son arrière-goût de tombeau. L'idée de la mort est omniprésente dans la pièce, et le personnage quasi permanent est un fossoyeur qui s'évertue pendant les trois heures de la soirée à jeter du haut des parois des pelletées de terre en contrebas, dans un ruissellement qui devient cataracte pendant les longs silences, juste là où un prêtre célèbre un mariage post-mortem, allant jusqu'à manipuler les deux corps inertes pour obtenir le baiser traditionnel. Mais la mort, c'est aussi chez Pina Bausch le corollaire de la solitude, comme celle du seigneur du lieu, Dominique Mercy évidemment, qui alterne tantôt en Don fatigué, attablé autant qu'accablé, tantôt travesti, en maîtresse de ballet fantomatique, arthritique et irascible, armée d'un bâton semblant réclamer toujours plus de danse mais n'en être jamais satisfaite, figure troublante plus morte que vivante sous ses haillons noirs.

En contrepoint de la mort, des scènes de vie, cocasses, absurdes, hilarantes et grouillantes, aussi bauschiennes que purement romaines! Cela commence par une vente aux enchères, conduite avec autant de sérieux que de volubilité par Cristiana Morganti, qui nous vendra tout le contenu du grenier de sa grand-mère, avec en sus quelques chèvres et chiens de compagnie, pour figurer l'Italie des champs et celle des villes bourgeoises et élégantes. Cela se poursuit par un chantier urbain, aussi bruyant et inefficace que poétique. Pour finir par la scène de la trattoria dans laquelle échoue un touriste égaré, attiré par les charmes torrides d'une Sirène de Trevi, où trois marâtres hostiles lui serviront un repas qu'on ne lui souhaite pas être le dernier. Cette séquence apparaît d'ailleurs comme le meilleur raccourci entre ce qui sera désormais les deux sources d'inspiration de Pina Bausch : les fantasmes, l'inconscient, la quête de l'amour, de la femme qui n'a pas oublié le café familial de son enfance, pour l'extrapolation de l'intime, et, ici, l'Italie, ses coutumes, son langage, ses relations homme/femme, qui lui offre un laboratoire d'observation d'une société différente, pour aller y identifier les fragments qui nous relient les uns les autres. Evidemment, elle ne peut pas s'empêcher d'égratigner au passage quelques travers de la société romaine ou italienne, mais avec ce menuisier en queue de pie ou sa comparse femme de ménage en robe de soirée, on se demande s'il s'agit de se moquer de la propension italienne à sur-vendre son activité professionnelle (le laborantin y est à minima docteur-ingénieur chimiste) ou rendre hommage à leur élégance naturelle en toutes circonstances.

La morbidité est sous-jacente, mais elle est ainsi contrebalancée par une sur-utilisation des répétitions, pour distiller la vision du cycle du renouveau de la vie, et la succession des saynètes habituelles se voit ici comme une fouille qui exhumerait strate par strate les civilisations, avec son lot de trésors mais aussi de déceptions. Et en abandonnant sa traditionnelle tendre férocité pour la distanciation de l'observation, c'est la légèreté de traitement qui s'impose comme la vraie nouveauté de ce format de pièce. Les couleurs des robes prennent un autre éclat et l'espoir semble aller de pair avec le plaisir de l'abandon, et de l'acceptation des travers des hommes. Il y a paradoxalement peu de violence ou d'affrontements dans cette pièce : à peine un homme étouffé dans son sommeil, image qui passe presqu'inaperçue, comme la réminiscence d'une pulsion qui viendrait juste zébrer d'une fulgurance de noirceur un ensemble en quête d'apaisement.

L'abondance des répétitions est encore plus marquée dans les passages dansés qui constituent l'autre versant de l'évolution vers les pièces voyageuses. Ceux-ci sont déjà plus conséquents en nombre, mais tournent autour d'une même figure déclinée à l'envi. Il subsiste seulement quelques réminiscences des ensembles marque de fabrique, comme cette chaîne de valse qui descend jusque dans la salle, mais les mouvements se raréfient dans les scènes de théâtre pour s'épanouir dans les pures scènes de danse. La chorégraphe nous propose quelques moments de légèreté comme ces improbables secondes offertes par une danseuse chaussée de pointes gainées de viande des grisons, ou ces danseuses suspendues à des anneaux qui se balancent à tour de rôle à plusieurs mètres d'altitude, souriant tranquillement dans leurs robes de soirée, mais c'est plutôt du côté du Sacre ou d'Orphée qu'il faut y trouver la majeure partie des similitudes.

Si la première apparition n'a pas de bras, la première danse n'aura pas de jambes. Annonciatrice du retour des solos dans les pièces suivantes, celle-ci est portée par une Breanna O'Mara saisissante, ne serait-ce que pour la ressemblance avec Helena Pikon dont elle reprend le rôle. Vêtue d'une robe noire, assise jambes tendues et jointes face au public, elle avance inexorablement vers lui, emportée par ses balancements de torse et de tête, magnifiés par l'amplitude des bras et de ses cheveux roux dénoués. Validant à elles seules le choix d'accorder plus d'espace à la danse dans ses spectacles, même si la chorégraphe ne refera jamais de pur ballet, la grâce qui émane de ces quelques minutes ne quittera plus le spectateur à chacune des cinq nouvelles exécutions de ce mouvement. Les trois premières seront cette fois debout, interprétées par l'ensemble des danseuses de la troupe, organisées en triangle, s'avançant vers la figure évoquée de la maîtresse de ballet mort-vivante, qui les repousse à l'arrière et organise ainsi un cycle dont on se prend à rêver qu'il n'ait pas de fin. Même gestuelle sophistiquée et ample, mêmes balanciers des corps, des bras et des cheveux libérés, son découpage reste malgré tout organisé en trois motifs de mouvements qui se succèdent toujours dans le même ordre. Le désordre lui viendra de la quatrième reprise, incarnée par les hommes cette fois, qui reprennent les figures, les positions, et le caractère cyclique de la vague, mais cette fois-ci en canon pour la gestuelle, comme pour en accentuer la violence par le manque apparent d'harmonie. Jusqu'à la reprise du solo initial en guise de final, au cours duquel la danseuse est accompagnée par l'ensemble des interprètes assis en triangle derrière elle, même s'ils se contenteront de l'accompagner par un simple balancement du torse, comme pour la porter vers quelque intense sacrifice, dont la douloureuse beauté doit aussi beaucoup à son interprétation convaincante.

Et c'est sûrement ce dernier point qui constitue la plus grande surprise de ce spectacle. Si le renouvellement était déjà en marche, les rôles centraux étaient jusqu'à présent restés l'apanage des glorieux anciens toujours présents, de ceux qui ne sont plus censés l'être mais le sont tout de même comme Jean-Laurent Sasportes, ou des interprètes adoubés de son vivant par Pina Bausch et assimilés "anciens", comme Franko Schmidt ou Ditta Miranda Jasjfi. Et pour cette première, entre la mégère Nazareth Panadero et le camelot Michael Strecker, c'est à une jeune recrue de 2014 qu'est confié l'autre premier personnage de cette pièce, avec celui de Dominique Mercy, "personnage" car dans la mythologie des œuvres du Tanztheater, la confusion était telle entre le rôle et l'interprète qu'ils n'étaient pas nommés autrement que par leurs propres prénoms. Les deux ballets avaient déjà pu s'émanciper de la tutelle de Wuppertal, mais cela restait marginal, même en tenant compte de la prochaine entrée au répertoire de l'English National Ballet de The Rite Of Spring. Si la question de l'après restait non résolue, malgré la capacité de la troupe a avoir surmonté le deuil de sa fondatrice, cette reprise de Viktor nous offre une réponse cinglante, sur le potentiel des pièces de Pina Bausch à exister, non seulement sans elle, mais sans sa famille originelle, même si la présence d'Helena Pikon ou de Daphnis Kokkinos en répétiteurs relativise le phénomène, tout comme la conduite des danseurs par Dominique Mercy, travesti et funèbre, en lequel on ne peut s'empêcher de voir le troublant spectre de Pina.

Ce Viktor, dont on ne saura jamais qui il est, devenu a posteriori la première des pièces voyageuses de Pina Bausch, s'impose comme une œuvre transitoire beaucoup plus que de transition. On s'y délecte à deviner le cheminement de sa méthode créative, représentée avant tout par les répétitions, bien plus nombreuses que l'habituelle reprise du début dans le final de ses soirées en deux actes. Celles-ci sont les signes d'un nouvel axe de recherche, qui part moins de l'intime pour atteindre l'universel, que de l'observation de l'autre pour trouver la part commune, et dont certaines étirées jusqu'à l'absurde démontraient sans doute le risque d'essoufflement de l'ancien modèle créatif. On se plait aussi à trouver une nouvelle forme de plaisir de spectateur, moins mis sur le grill, et, inversion des rôles du fait de la fuite du temps, observateur comblé de l'évolution du Wuppertal. On peut toutefois regretter ici une moindre cohérence de lien entre les scènes théâtrales, de tension d'ensemble, ou de propos directeur, même si la convergence du thème du trépas avec sa légèreté de traitement nous laisse avec le sentiment que la mort serait bienveillante. On trouvera aussi que cette pièce est bien plus allemande qu'italienne, qu'elle tient aussi peu de Fellini que de Stendhal et sa Promenade dans Rome, mais c'est aussi le signe que le futur tour du monde de la chorégraphe a été entamé incidemment et dans un pays à l'histoire récente guère étrangère à la sienne. Mais le retour en force de la danse dès 1986 compensait largement ces réticences, et l'interprétation en 2016 de cette pièce de voyage démontre que l'histoire du Tanztheater est tout simplement loin d'être arrivée à destination.


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serge1 paris



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MessagePosté le: Jeu Sep 29, 2016 11:35 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Dance . Lucinda Childs. Ballet de l'Opéra de Lyon. 29 septembre.

J'avais été l'an dernier totalement imperméable à Available Light et j'en étais encore à me demander pourquoi il est toujours de bon ton de s'extasier devant Lucinda Childs ...

Je ne sais pas trop ce qui m'a décidé à faire une seconde piqure mais cette fois je dois dire que j'ai cédé aux charmes de ce ballet où la danse flirte entre l'hypnose et le vertige.

Le ballet repris cette année est beaucoup plus lisible avec moins de danseurs sur scène et l'horlogerie avec les images de Sol Lewitt est fascinante. Enfin sans vouloir être désagréable les danseurs du Ballet de Lyon sont incontestablement plus précis que ceux de la troupe de Lucinda Childs.


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haydn
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MessagePosté le: Dim Oct 02, 2016 12:04 pm    Sujet du message: Répondre en citant

La version illustrée de la critique de Viktor par Juthri alias Xavier Troisille est à présent en ligne. Pardon pour le retard dû aux derniers événements, mes aléas de santé et le hack du site, qu'il a fallu remettre d'aplomb.



    03 septembre 2016 : Viktor, de Pina Bausch, au Théâtre du Châtelet (Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée)

      Rentrée en fanfare au Théâtre du Châtelet pour l'ouverture de la saison du Théâtre de la Ville, avec Viktor, de Pina Bausch, présenté par le Tanztheater Wuppertal. Cette délocalisation était habituelle ces dernières saisons, mais deux pièces étaient alors présentées, plutôt en clôture d'ailleurs, l'une provenant de la période phare du Tanztheater, l'autre plus récente, issue du cycle des pièces dites "voyageuses". En cette saison itinérante, pour cause de travaux entraînant la proche fermeture de la Ville, puis celle du Châtelet, une seule pièce est au programme, la première, chronologiquement, des créations hors les murs de Wuppertal, mais, cohérence du choix, cette œuvre fait surtout figure d'intermédiaire entre les deux périodes stylistiques et permet à elle seule d'en aborder les différents thèmes.

      Le rapport au temps est d'ailleurs l'axe d'intérêt majeur de cette reprise, qui se décline autant autour de son positionnement charnière dans la carrière de la chorégraphe qu'en lien avec le regard que l'on porte sur la capacité de la troupe à se renouveler - quarante ans après sa constitution, trente après la première de la pièce du soir, et sept après la disparition de sa créatrice. Quelques années après avoir tourné sous la direction de Federico Fellini dans E La Nave Va, croisière opératique absurde et tragique, Pina Bausch en adopte le principe de l'unité de lieu, et embarque sa troupe à Rome pour une résidence de plusieurs semaines qui donnera ainsi naissance à Viktor, créé en 1986 à ...Wuppertal. Elle réitérera et systématisera ce principe après 1989 et Palermo Palermo, mais pour cette première, l'immersion locale n'est pas aussi immédiatement présente qu'elle pourra l'être dans ses dernières œuvres.

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juthri



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MessagePosté le: Jeu Oct 27, 2016 10:52 pm    Sujet du message: Répondre en citant

L'automne prend à Paris les nuances de la danse de Lucinda Childs, à qui le "Festival d'Automne" consacre un "Portrait" au travers de cinq programmes et d'une exposition. Trois d'entre eux font partie de la saison du Théâtre de la Ville, et après la présentation à Paris de la recréation de Dance par le Ballet de l'Opéra de Lyon, c'est au tour de la Lucinda Childs Dance Company de proposer une deuxième oeuvre phare de la chorégraphe américaine, Available Light.

Loin des expérimentations des débuts, que l'on pouvait découvrir dans le cadre des Early Works au CND, dont une surprenante incursion dans le "Tanztheater à objets", transmis par sa nièce Ruth Childs, ce ballet créé en 1983 dans une usine désaffectée de Los Angeles, fait écho à Dance et au courant minimaliste géométrique, conceptualisé par ses collaborations avec Philip Glass et qui lui a apporté la reconnaissance. Par souci de renouvellement le choix musical s'est porté sur Light Over Water de John Adams, moins purement minimaliste dans ses répétitions, et jouant bien plus sur les alternances entre orchestrations grandioses et longs passages de très faible intensité. La scénographie confiée à Frank Gehry est l'attente majeure de la pièce après la réussite des inserts filmés de Sol Lewitt projetés en surimpression des danseurs, pour un résultat qui faisait prendre corps à des images. La tentative de renouveler cette hypnose tridimensionnelle repose ici sur l'architecture et le dédoublement du plateau pour recréer deux scènes superposées.
Les "lumières disponibles" auront trois tons : blanc, rouge et noir, tant pour les éclairages que pour les costumes, pour représenter un cycle naturel du jour à la nuit en passant par le crépuscule. L'utilisation du contre-jour au début de chacune des deux parties de la pièce, accentue le caractère métallique des cages hérissés de pics agressifs supportant le plateau surélevé. Si cette ambiance se voulait authentique à la création par son utilisation d'une scène naturelle ou pour la réappropriation d'espace urbain désaffecté, sa reconstitution dans un théâtre lui confère de nos jours une ambiance club qui nuit au réalisme de l'ensemble.
L'autre écueil est le minimalisme de l'occupation du deuxième plateau, au maximum trois danseurs y évolueront sur les onze que comptera la pièce. Les effets de profondeur de champ n'ont pas la richesse escomptée, et apparaissent même bien piètre par rapport à l'inventivité des plans de Sol LeWitt qui inventait la réalité augmentée bien avant que le concept n'en prenne le nom. Si la collaboration avec un architecte rend bien hommage à la création pluridisciplinaire chère à l'ancienne pensionnaire de la Judson Church, force est de constater que le minimalisme de l'écriture apparaît perdu dans le gigantisme structurel de Gehry qui l'écrase, là où LeWitt le servait.

La pièce d'une heure est divisée en deux parties, de longueur, et de contenu, assez semblable, la différence majeure étant la structure des ensembles, symétrique au début avec ses dix danseurs, et qui se résout dans les décalages par l'adjonction d'un onzième danseur pour la deuxième partie. Passée l'introduction en clair-obscur qui nous offre des danseurs semblant sortir de cage comme créés par une quelconque machine infernale, pour investir un, puis deux horizons ouverts, l'écriture symptomatique de Lucinda Childs prend ses droits. Ayant disposé les interprètes à différents points du plateau, elle nous offre une suite ininterrompue de ritournelles gestuelles, entre déplacements millimétrés, très souvent marquées par un retour arrière immédiat ou différé, et mouvements simples et fluides que l'on pourrait croire issus des positions académiques passées au filtre de la simplicité, alors qu'il s'agit d'un vocabulaire transcendé à partir de gestes usuels et quotidiens. Toujours en phase avec les évolutions de la partition, les phrases chorégraphiques partiront de la plus simpliste, 1 geste, 1 déplacement, vers plus de complexité en déclinant les combinaisons de chacun des éléments de base. Au jeu du calcul exponentiel, avec 10 ou 11 danseurs, 3 couleurs, 2 plateaux, 4 angles, 2 types de déplacement (droit/courbe) et 4 types de mouvements (pas, course, tour, saut), le nombre de combinatoires tendrait rapidement vers l'infini s'il n'était pas rapidement limité à ces basiques, d'autant que la chorégraphe s'en remet au "non-choix" dans un souci d'objectivité maximal et délaye donc une à une toutes les variantes possibles de ses éléments de base. La subjectivité d'un quelconque propos laisse ici place au hasard pour déterminer le judicieux ou le plaisant, le "geste bleu", ou plutôt ici rouge, tant cette couleur dominante contraste avec le souci de la pureté binaire du reste.
Si Dance restait marqué par le mouvement horizontal, c'est ici son contraire qui est mis en exergue. Au delà d'un travail sur les mouvements du haut du corps censés donner du volume et de la verticalité aux ensembles, l'immense majorité du temps de présence des danseurs sur le plateau est utilisée par l'immobilité. A un niveau tel que ces points noirs, rouges et blancs finissent par rappeler les atomes de nos cours de chimie et leurs interactions, et évoque le vide absolu qui règne entre chacun d'entre eux. A l'opposé de la démultiplication des corps à l'infini de la création précédente, c'est ici vers l'infini du vide que nous entraîne la chorégraphe, par son écriture qui transforme l'art de la danse en matière scientifique.

L'interprétation des danseurs de la compagnie fera débat, entre leurs morphologies disparates et le manque de précision de leur gestuelle. Mais leur côté "normal" convient bien au propos, et en accentue la banalité de la récurrence gestuelle. Leurs failles, leurs oscillations, leurs décalages, en particulier entre leurs mouvements, permet d'humaniser l'ensemble, et lui conférer une rondeur que des danseurs mieux armés n'apporteraient pas au risque d'un parti-pris jusqu'au-boutiste et robotique. Et ils deviennent irréprochables dans leur synchronisme de déclenchement des mouvements, sur une partition dont la musicalité ne saute pas nativement à l'oreille. Matt Pardo, qui ouvre le bal, ou Sharon Milanese, la plus ballerine, se distinguent légèrement, mais le minimalisme de l'interprétation commue la troupe en un ensemble informel qui puise sa force dans l'effacement au service de l'écriture.

Tenant autant du mythe de Sisyphe que de celui de Serendip ce ballet se retrouve pris à son propre piège en atteignant le paroxysme du minimalisme en danse. Sa qualité majeure réside dans le niveau et la précision de son écriture mathématique, mais c'est aussi son défaut majeur, car la lecture de la partition apparaît malheureusement comme aussi intéressante que son exécution par des danseurs. Le site http://danceworkbook.pcah.us/asteadypulse/dances/melody_excerpt.html permet d'en faire l'expérience par soi-même. Certains dessins de partitions colorées par les mouvements rappellent d'ailleurs les hypotrochoïdes ou épitrochoïdes popularisées dans les années 1970 par le jeu du spirographe. En parvenant au seuil de la vacuité à force d'épure, l'écriture de Lucinda Childs permet de matérialiser le vide, à un point tel que si on parvient à faire abstraction du côté lassant de la proposition visuelle et de l'absence glaciale de toute émotion, elle en devient, ne serait-ce que pour sa dominante rouge, diabolique.


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MessagePosté le: Jeu Nov 17, 2016 8:15 am    Sujet du message: Répondre en citant

La version illustrée de la critique de Available Light de Lucinda Childs par Juthri alias Xavier Troisille est à présent en ligne. Pardon une nouvelle fois pour le retard!



    04 octobre 2016 : Available Light, de Lucinda Childs, au Théâtre du Châtelet (Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée)

      L'automne prend à Paris les nuances de la danse de Lucinda Childs, à qui le Festival d'Automne consacre un portrait au travers de cinq programmes et d'une exposition. Trois d'entre eux font partie de la saison du Théâtre de la Ville : après la présentation de la recréation de Dance par le Ballet de l'Opéra de Lyon, c'est au tour de la Lucinda Childs Dance Company de proposer une deuxième œuvre phare de la chorégraphe américaine, Available Light.

      Loin des expérimentations des débuts, que l'on pouvait découvrir dans le cadre des Early Works au CND, dont une surprenante incursion dans le "Tanztheater à objets", transmis par sa nièce Ruth Childs, ce ballet, créé en 1983 dans une usine désaffectée de Los Angeles, fait écho à Dance et au courant minimaliste géométrique, conceptualisé par ses collaborations avec Philip Glass et qui lui a apporté la reconnaissance. Par souci de renouvellement, le choix musical s'est porté sur Light Over Water de John Adams, moins purement minimaliste dans ses répétitions, et jouant bien plus sur les alternances entre orchestrations grandioses et longs passages de très faible intensité. La scénographie confiée à Frank Gehry est l'attente majeure de la pièce après la réussite des inserts filmés de Sol Lewitt projetés en surimpression des danseurs, pour un résultat qui faisait prendre corps à des images. La tentative de renouveler cette hypnose tridimensionnelle repose ici sur l'architecture et le dédoublement du plateau pour recréer deux scènes superposées.



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