Glinka !
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Posté le: Dim Sep 30, 2007 2:06 pm Sujet du message: |
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Pour glisser subrepticement (et rapidement) un hommage dans un autre. À Laurence.
« La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.» Ce début est connu, la suite aussi.
La première fois que j'ai lu un de vos commentaires, j'ai cru que l'absence quasi complète de ponctuation était une « négligence » due à une contrainte -telle que la dactylographie à partir du « clavier » d'un GSM, par exemple.
Un peu plus tard, j'ai compris que c'était par choix esthétique que vous refusiez les signes marquant « la modification mélodique du débit ou le changement du registre de la voix », et que l'exigence, vis-à-vis de vous-même et des lecteurs de Dansomanie, vous conduisait ainsi à donner à votre volonté d'expression la forme d'un style ni flatteur ni facile.
Cette forme d'honnêteté esthétique (ajoutée à une sensibilité forçant la sympathie) ne laisse pas de faire naître une admiration certaine, et vous êtes, avec l'inégalable reine de ces lieux : Sophia, une des personnes de ce site suscitant sans doute le plus d'attachement.
Une entité aujourd'hui disparue avait élaboré jadis la notion d' « intellectuel collectif ». Assurément, ce sont des « intervenants » tels que vous-même, avec bien entendu Sophia et tous ceux (nombreux ici, finalement) qui essaient de prolonger leur savoir en fait de danse et leur ressenti devant un ballet par la réflexion et/ou par la construction « émotive » d'un commentaire, qui font du site créé par Haydn une sorte d'intelligence collective de la danse (que les revues, quelque « pérennes » qu'elles puissent paraître par leur support à première vue moins éphémère qu'un texte électronique, ne peuvent égaler), un esprit collectif où voisinent, comme dans tout esprit humain, une aire pour l'émotion, une pour l'analyse, une pour le savoir, une pour la curiosité, une pour l'amusement d'une devinette insoluble, une pour le pathétique du départ d'un danseur aimé.
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PS du 15/10. Pour Nathalie Riqué -et pour chaque ballerine quittant, l'âge limite venu, le Ballet de l'Opéra sans -ici- un fil d'adieu.
L'invention du codex aura permis (outre de donner, relié en veau, un fond digne aux petites filles apprenant le piano et un moyen commode de surhausser les grands hommes posant pour un portrait) une image : tourner la page, une page se tourne, la page est tournée, etc., bien pratique, mais fâcheuse en ce qu'elle porte à croire, opposant à la continuité de l'enroulement du volumen la discontinuité du tournement de page, à la fois que la rupture est l'essence de la vie, et, par une illusion un peu semblable au paradoxe de Zénon (puisque après tout entre deux instants on peut tourner une infinité de pages), qu'elle n'est rien... Rien, au point que ce qui a disparu n'est parfois même pas signalé aux regrets des lecteurs d'une page nouvelle.
Le nom de Jean-Guillaume Bart ne sera plus dans les livrets des saisons à venir. Mais ce « fil » même montre que la page est pour lui un peu retenue ; qu'une main amie arrête un peu sur un instant, celui des adieux, celle du Tourneur de page.
L'auteur de ces mots se souvient d'un reportage en un pays étrange, inexistant peut-être, c'était il y a longtemps, où l'on voyait un orchestre symphonique donner un concert en un lieu précaire, une quasi-toundra presque à ciel ouvert, pour quelques chasseurs de rennes ou de morses -on ne peut plus attentifs. Les musiciens étaient en habit, le vent remuait les queues-de-pie. Le chef, un nom prestigieux, interrogé sur ce soupçon de ridicule, répondit qu'au don de la musique (en ce pays où un concert coûtait trois « kopecks » -ce nom faramineux indique bien la fantasmagorie) il fallait toujours un cérémonial, et que ce public à tu et à toi avec les déités de la neige, du vent, en un mot : de l'univers, le comprenait mieux que personne. Les adieux, chacun a conscience que c'est ce moment (tombant sur notre sol comme lâché par la main hiératique de Jean-Marie Didière et engendrant, autour de la chute, des ondes d'un silence venu « du fond des âges ») où « les chevaux du Temps s'arrêtent à la porte », et qu'à cet instant où en quelque sorte le ciel s'ouvre un peu sur une profondeur de champ souvent insoupçonnée hors de ce moment-là, « d'ici là-bas que de montagnes, à lasser les pieds des chevaux », il faut, surtout à l'Opéra, une cérémonie -des bravos qui ne cessent pas, des fleurs ; ici un fil spécial et des mots de lecteurs.
Or, ici, le cérémonial est aléatoire, il n'y a en pas pour chaque départ du Ballet de l'Opéra, étoile, première danseuse et premier danseur, coryphée ou quadrille -et l'auteur de ces mots le déplore.
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« Oh, mon Dieu ! Le temps passera et nous partirons pour toujours, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix (...), mais pour ceux qui viendront après nous, nos souffrances se transformeront en joie, le bonheur et la paix régneront sur la terre, et pour ceux qui vivent maintenant, on aura une bonne parole et des bénédictions. »
Olga
Le programme du dernier ballet de la saison passée (La Fille mal gardée) portait encore, dans la liste donnée sous le titre : Ballet de l'Opéra national de Paris, le nom de Nathalie Riqué ; il ne figure plus dans celle du premier (Wuthering Heights) de la saison présente -une page a été tournée...
Dans l'univers des sentiments, tout départ creuse l'atmosphère morale d'une dépression où s'exerce autant que dans le monde physique la force de Coriolis : l'évocation de l'absence (ce que l'on peut aussi nommer : les adieux) ne suit pas la ligne droite du passé au futur, mais, tout comme le vent du gradient tournant autour du vide le long des isobares, une spirale dilatoire...
Pendant un cours de nav astro de mon service militaire (je suis de ce temps-là), nous tracions -car c'était l'heure des exercices- les segments menant des étoiles à nous. Soudain, d'un ton purifié à l'acide de la moindre trace d'aménité, l'instructeur fit remarquer à un « élève » que l'une de ses droites de hauteur était scandaleusement oblique, où l'azimut 270 la voulait verticale. L'hérésiarque ne chavira pas sous la bourrasque, et, après avoir roidi les marques extérieures de respect, répliqua qu'une oblique était une verticale potentielle. La phrase eut parmi nous son heure de gloire. Elle est sans doute oubliée de presque tous aujourd'hui, peut-être même de son auteur : les roses des compas ont trop de fois depuis donné tous leurs pétales au lit du vent...
Je l'aurais probablement oubliée, si elle n'était devenue pour moi -par métonymie- l'expression symbolique d'un dû impayé par un destin trompeur.
De toutes les vilenies dont mon âme est chargée, la plus lourde est certainement le péché mortel de n'avoir assisté à mon premier ballet que très tardivement... Et, presque par conséquent, de n'avoir découvert l'existence de Nathalie Riqué qu'assez peu de temps, finalement, avant son départ de l'Opéra.
C'était à la fin d'un programme, où, dans ce petit format noir et blanc simplement fait pour mettre une identité sur les biographies artistiques, son visage était parmi celui des autres Premières Danseuses et des Étoiles. Remarquable d'emblée parce que seul, avec celui de Clairemarie Osta, à n'être pas face à nous mais dirigé vers nous, tourné vers nous par une volonté antagoniste au mouvement inverse du corps. Or si Clairemarie, sur un fond blanc, offrait largement ses yeux vierges de tout qui ne soit pas sourire, et, ainsi, démentait l'opposition de l'épaule par un vecteur inverse, plus fort, Nathalie semblait ne s'être retirée qu'avec lenteur et presque comme « à regret » du fond obscur où son désir paraissait l'emporter. Ne s'être soustraite à ce fond noir qu'appelée par notre regard, qui se trouvait alors lié à ses propres yeux par un charme, un pouvoir dense, grave, du même sombre que la nuit dont ils s'étaient pour nous détournés.
Aussi, bientôt, parce que dans cette photo ses yeux portaient un point particulièrement brillant, cet attachement des nôtres aux siens a fait naître une impression persistante, un peu pareille à l' « illusion autocinétique » conduisant tout observateur d'un point lumineux fixe dans le noir à le voir se déplacer : j'ai cru y voir vivre, scintillant et perpétuel, un « message » ; non celui, tout simple et plus signal que signe (sourire, ou profondeur, ou rêverie, etc.) adressé par le modèle au spectateur placé à un pas derrière le photographe au moment du cliché et resté là depuis, comme dans la plupart de telles photographies, mais le vrai message né d'une intention de dire, et sans cesse réengendré par tout regard s'arrêtant sur ses yeux.
Dans mon ignorance du monde de la danse (depuis à peine un peu comblée), et en foi de la verticalité potentielle des obliques, je pensais qu'une Première danseuse devait fatalement, comme un enseigne un jour commander à la mer, un jour paraître au ciel ; devait devenir, par simple loyauté du destin, Danseuse étoile. Et comme je voyais bien qu'elle ne le serait jamais, cette intention ne pouvait être, dans mon esprit, qu'une prise à témoin ; d'ailleurs sans véhémence ; un calme « puisque vous m'appelez, moi qui maintenant me redonne à la nuit, sachez... », mais portant la noblesse de l'oblation finale de soi à la fatalité adverse (par quoi chacun sait que l'on abaisse le dieu-destin au rang du valet d'échafaud) : le sort ne lui avait pas payé son dû...
Or, pour n'avoir pas ouvert depuis longtemps un abrégé de cosmographie, et pour n'avoir assisté qu'à très peu de ballets, enfin pour avoir mal saisi l'axiome de mon éphémère condisciple, je me trompais quant au rang de Nathalie Riqué. Dès lors, je devais me tromper sur la signification de son regard.
Depuis, j'ai mieux perçu le rapport d'homothétie entre l'Univers et la scène de l'Opéra : ici comme là, tout corps s'élevant à seulement un degré de l'horizon est au ciel ; illuminé par la rampe-soleil, est une « étoile » au ciel. Il n'y a de l'horizon au zénith qu'un seul et même ciel ; être admis au Ballet de l'Opéra place dans l'au-dessus de l'horizon, en somme dans la verticalité du ciel, et donne rang dans la sphère céleste parmi les 154 étoiles visibles à l'oeil nu. De l'oblique, seul compte le vecteur vertical, car au-dessus de l'horizon le ciel est partout ; et ce qu'elle contient d'horizontal ne la rabaissera jamais sous le ciel : une oblique n'est pas une verticale à qui les circonstances se sont refusées, mais en soi une verticale, dont seule une parallaxe particulière altère à la vue l'élévation, qu'une autre révèlera -parce qu'à l'Opéra la préférence, dont les lois échappent totalement à l'orthonormie rationnelle, fait du coeur de chacun le point d'observation où l'axe du monde est confondu avec la verticale, et le pôle céleste avec le zénith.
Une contributrice de ce site (elle a aujourd'hui tourné la page) avait dans son journal une sphère armillaire propre à concrétiser cela : « C'est mon amie... -y disait-elle d'une enfant d'à peu près son âge- et vous savez quoi ? Sa mère est danseuse étoile ! Françoise Legrée, je pense que vous devez connaître, eh bien c'est sa maman... ». Sa mère est danseuse étoile. Non pas a été. Car tout observateur placé au point où le pôle affectif coïncide avec le zénith voit perpétuellement les étoiles tourner autour de l'axe du coeur, et ne se coucher jamais (Maillard et Millet, Cosmographie, Hachette, 1965 ; p.12). Et la maman de l'amie eût-elle été quadrille, chacun pressent que la rédactrice aurait pu tout aussi bien écrire, sans pécher contre les lois universelles de l'émerveillement et la place de l'étoile polaire : « ...vous savez quoi ? Sa mère est danseuse au Ballet de l'Opéra ! » Mais il est évident que jamais Lilou (car c'était elle) n'aurait dans ce cas écrit (eût-elle ignoré que l'on est toujours danseuse-étoile, comme évêque ou général), si cette maman-là n'avait plus paru sur scène : « elle est danseuse »...
Car les lois de la gravitation universelle ont leurs limites, et jamais la pesanteur, la lourdeur d'une métaphore n'attire vers elle la réalité sensible, et ne peut faire que ce qui n'est plus est encore...
Quelque culmination haute que lui aient donnée les affections, les inclinations, ou simplement les gratitudes, rien ne peut faire qu'une danseuse dont le nom n'est plus dans la liste soit encore au nombre des danseuses du Ballet de l'Opéra.
Tournez les pages, elle n'y est plus.
C'est bien sûr du point de vue des yeux levés vers le ciel nocturne à partir de 20 heures (souvent 19 heures 30) que j'observais le visage de Nathalie Riqué, à la fin des programmes des saisons passées. Si ce que je croyais lire dans ses yeux n'était donc pas ce que je pensais, c'était alors -sans doute- l'expression même de sa disparition de la scène, son anticipation et sa douleur peut-être, c'était, choisi pour image d'elle, le visage expressif allant avec la signification du mouvement chorégraphique la retirant de nous pour la fondre à la nuit.
Mais ce qu'a démenti de l'image la vie, la vie le redonne dans son principe même. Car elle est, dans le principe de ses pages, l'inverse de ces livres d'enfants, livres-relief dont l'ouverture suscite du néant le monde, forêts, châteaux et nuages.
Dans la vie, la page nouvelle ouvre ici-bas une virginité, rien.
Et de la page tournée, alors, « naissent les tableaux de la mémoire, et le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens. »
« ... vous savez quoi ? Elle est ballerine à l'Opéra ! »
Dernière édition par Glinka ! le Jeu Jan 29, 2009 3:22 am; édité 2 fois |
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