Don Quichotte à l'Opéra Bastille

[haydn]

Je sais que Dorothée Gilbert est un sujet de controverse, et qu'elle a actuellement les faveurs tant d'une partie du public que, manifestement, de la direction de l'Opéra de Paris, et elle semble promise à une carrière rapide. J'ai choisi de ne pas participer au concert de louanges général, et j'en ai longuement discuté hier soir avec des amis (danseurs, mais pas à l'opéra, donc pas impliqués dans d'éventuelles rivalités, conflits de personnes etc...) qui partagent mon avis. Nul doute que la technique de Dorothée Gilbert est brillante, mais il y a toujours chez elle un côté ostentatoire dans la démonstration, qui m'exaspère beaucoup, une énergie débordante qui confine parfois à la brutalité (levés de jambes très secs, pointes frappées avec presque de la violence), et un sourire certe radieux, qui lui tient souvent lieu de mime ou de jeu théâtral. Dans les grands pas-de-deux de Balanchine, ça fonctionne très bien, mais je suis nettement moins convaincu dans le ballet romantique. Et ce que je considère comme un "défaut" tend à s'accentuer chez elle, et son pas-de-deux des Vendangeurs dans Giselle m'a paru nettement en retrait par rapport à sa très jolie performance de Juillet 2003. Il est vrai aussi que cette fois elle avait pour partenaire un Alessio Carbone en petite forme (Alessio est un excellent danseur, mais là, il a eu un passage à vide), qui ne l'a pas vraiment mise en valeur.

Mais je sais que mon opinion va a l'encontre de ce que pense une bonne partie de la presse et du public. Je présume, Usurpateur, que vous êtes un admirateur de Dorothée Gilbert - voire un de ses proches - et je suis heureux que nous puissions débattre de ses mérites ; je ne cherche pas à imposer une opinion, et vous avez toute latitude pour la défendre ici si vous en éprouvez le besoin. Et j'espère bien qu'un jour Dorothée Gilbert viendra s'exprimer sur Dansomanie, même si je crois qu'elle n'a vraiment pas besoin de nous pour faire carrière!

[haydn]

Pour aller plus loin dans le débat, je pense que Dorothée Gilbert est très représentative du type de danseurs que l'on souhaîte actuellement former à l'Ecole de l'Opéra, et correspond aussi à ce que recherche la direction de la Danse : extravertie, virtuose, "athlétique" (ce n'est pas exactement le mot qui convient, mais je n'en trouve pas d'autre plus approprié pour le moment). Si l'on met de côté les inepties débitées par certains, animés exclusivement par un esprit partisan, il me semble que le fait que l'on aime ou que l'on aime pas ce que fait Dorothée Gilbert se fonde aussi sur une idée que l'on se fait de la danse en général, plus que sur une question de personne : démonstration brillante - indéniablement efficace sur une vaste scène comme celle de l'Opéra Bastille - ou art plus intimiste, comme peut l'être celui de Natalie Aubin ou Mélanie Hurel, mieux valorisé dans un théâtre de dimensions plus modeste. Et l'on voit bien que ceux qui apprécient Mélanie Hurel sont moins enthousiastes en ce qui concerne Dorothée Gilbert, et réciproquement. J'ai assurément mes propres partis-pris, et je ne les ai jamais caché ; j'ai également eu l'occasion d'évoquer ces questions avec des professionnels de la danse, qui m'ont conforté dans mon analyse mais qui je le répète, n'engage que moi.

[Usurpateur]

Merci pour votre réponse, je suis en effet séduit par ce que fait Dorothée Gilbert.
Il est trés flatteur pour elle que vous compariez D.Gilbert à Mélanie Hurel et à Nathalie Aubin, qui sont des artistes confirmées. Ne perdont pas de vue que D.Gilbert n'a que 20 ans et demi, et que la maturité artistique vient avec le temps, nous seront donc obligés d'attendre 10 ans, pour voir si elle a su égaler ses aînées dans ce domaine là.
Pour compléter votre critique du spectacle d'hier soir, j'ai trouvé trés réjouissant de voir réunies dans le trio des Dryades, Myriam Ould Braham, Dorothée Gilbert et Mathide Froustey, car elles représentent la nouvelle génération de la danse à l'Opéra, et elles ont été parfaites.

[haydn]

Là on touche à un autre problème, Usurpateur, car l'on est aujourd'hui tellement avide de jeunes prodiges que l'on ne leur laisse plus le temps d'acquérir cette maturité. On en pratiquement à jeter aux orties les gens s'ils ne sont pas étoile à 20 ans. Il y a déjà eu par le passé de grandes danseuses nommées étoile très tôt (Claire Motte, à 21 ans je crois), mais maintenant, la mode du "jeunisme" semble se généraliser à une vitesse effarante, et pas seulement dans le monde de la Danse. Chez les musiciens aussi, l'on veut des gamins de 18 ans qui présentent bien sur la pochette des disques, quitte à ce qu'on en parle plus quelques années après. Et même Dorothée Gilbert n'est pas totalement à l'abri de ce genre de pratique déplorable, il suffit qu'un jour une autre "petite merveille" débarque de l'Ecole de danse et passe bien dans les médias, pour qu'elle n'ait plus la vedette. Le milieu du spectacle est de ce point de vue impitoyable, et si l'on ne propulsait pas si vite les jeunes gens vers le firmament, ils seraient sans doute mieux armés pour résister ensuite aux vicissitudes de l'existence. Maintenant que la presse et une bonne partie du public lui est favorable, j'imagine que Dorothée Gilbert vit sur un petit nuage. Mais qu'en sera-t-il si un jour le vent tourne? Cela doit être extrêmement dur, et si on laisse aux artistes le temps de vraiment se forger le caractère, ils vivent certainement mieux ce genre d'aléas. Quelqu'un comme Noëlla Pontois a par exemple souvent du affronter des critiques très défavorables au début de sa carrière, mais elle a su maintenir le cap sans se laisser démoraliser ; l'Histoire lui a donné raison, et ce sont ceux qui émettaient des doutes sur son talent qui sont maintenant discrédités. Mais qu'en est-il des jeunes danseurs d'aujourd'hui? Leur a-t-on vraiment donné les armes qu'il faut pour résister aux dérives de la surmédiatisation?

Autre chose : chacune des trois danseuses que vous avez citées (Mlles Hurel, Froustey et Gilbert) ont eu ou auront droit à un rôle important (Cupidon pour Mélanie Hurel et Mathilde Froustey, et bien évidemment Kitri pour D. Gilbert) dans ce Don Quichotte. J'espère que vous aurez l'occasion de les voir ou revoir toutes les trois et que nous pourrons confronter nos opinions. Je déteste l'unanimisme béat!

[Usurpateur]

Désolé, Hadyn, mais votre amour de Mélanie vous égare, j'avais cité Myriam Ould Braham.

[haydn]

Je plaide le lapsus, Usurpateur, car Myriam Ould-Braham fera aussi Cupidon, et compte-tenu de ses aptitudes pour ce type de rôles, on peut espérer une très jolie prestation.

En ce qui concerne Mélanie Hurel, j'ai longtemps été fort réservé sur ce qu'elle faisait, la trouvant un peu froide et manquant d'engagement sur le plan théâtral. J'ai eu de longues discussions à son sujet avec d'autres danseurs, des balletomanes avertis et des historiens de la danse, qui m'ont ouvert les yeux et j'ai peu à peu compris ce qu'était réellement son art. C'est sans doute l'une des ballerines de l'Opéra de Paris qui maîtrise le mieux - je ne sais pas si c'est instinctif ou si c'est le résultat d'un patient travail de recherche - le style romantique. Mais pour moi, le vrai déclic est venu avec sa Giselle, qui concrétisait très exactement la représentation mentale que je me faisais du rôle, et que je n'avais jamais vu interprété de manière qui me satisfasse totalement jusqu'alors.

[Pierre]

Les bons boulangers pétrissent leurs oeuvres dès potron-minet.
J'ai lu votre critique à l'heure où l'on ouvre les bonnes maisons.

[shylock]

Haydn , pour une fois, votre infallibilité pontificale est prise en défaut, vous, le pape du Ballet de l'Opéra de Paris: Claire MOTTE a été "étoilisée" en 1960. Née en 1937, elle avait donc 23 ans, et non pas 20. En revanche, Marjorie TALLCHIEF, née elle aussi en 1937, a été nommée à 20 ans, "record" jamais battu, semble-t-il.
Source: http://www.cmi.univ-mrs.fr/~esouche/dance/POBetoiles.html

[haydn]

Je n'ai rien d'un souverain, fut-il Pontif, Shylock, et je vérifierai trois fois mes tablettes avant de me hasarder de nouveau sur des sables mouvants... En attendant, le concours de la plus jeune étoile semble ouvert! Qui dit mieux mieux que Guillem? Elle a effectivement été nommée à 19 ans (cf. la biographie qui figure sur son site officiel : http://www.sylvieguillem.com/sylvie/14/fr), après être restée première danseuse... quatre jours! Merci Aurélie

[haydn]

Et une autre précision en ce qui concerne Don Quichotte : il y a dans le corps de ballet une danseuse qui m'impressionne de plus en plus par son dynamisme et la joie évidente qu'elle éprouve à danser, c'est Lucie Matéci. Elle a royalement été oubliée sur les programmes, mais elle est bien sur scène. Je n'en ai pas parlé dans ma critique, car je voulais avoir la confirmation que mes yeux ne m'avaient pas trahi (merci, Sophie ), vu qu'un jour malheureux, j'avais confondu Isabelle Ciaravola et Christine Peltzer, qui l'avait remplacée au pied levé . Lucie Matéci avait déjà fait un joli travail dans Joyaux, à Blagnac, et dans la dernière série des Giselle.

En attendant, je retourne ce soir à Bastille pour me régaler avec la Danseuse de rue d'Eve Grinsztajn, et demain soir aussi, vu que ce sont Alexandra Cardinale et Julie Martel qui font les deux Gitanes

[haydn]

Si je ne m'abuse, le titre d'Etoile n'a été créé officiellement qu'en 1940 (!) ; la première étoile masculine fut Serge Peretti, suivi, chez les femmes, de Lycette Darsonval et Solange Schwarz. Mais dans la littérature spécialisée de la fin du 19ème siècle, l'on parle effectivement déjà de "danseuse étoile", même si le titre n'avait alors pas encore été "institutionalisé" à l'Opéra de Paris.

Pour ce qui souhaiteraient approfondir leur connaissance du mythe de Don Quichotte, je signale la parution du très joli catalogue de l'exposition Tres Mitos Españoles : La Celestina, Don Quijote, Don Juan qui s'est tenue au Centro Cultural Conde Duque à Madrid, du 21 fevrier au 14 avril 2004. Il y est notamment question du traitement musical et chorégraphique de Don Quichotte. Attention, c'est en Espagnol uniquement, mais les illustrations sont magnifiques. Prix 35 €.

[shylock]

En vous attribuant le qualificatif "pontife", cher Haydn, je n'ai jamais voulu sous-entendre que vous fussiez pontifiant!

[haydn]

Je ne vous avais prété aucune mauvaise intention, Shylock!

[haydn]

Quelques petites questions, si d'autres sont allés voir Don Quichotte :

- j'ai l'impression qu'il y a des changements de dernière minute dans les distributions, pour le corps de ballet, et qui ne sont évidemment pas signalées sur les encarts. Quand il ne s'agit pas de solistes, on semble ne pas trop se préoccuper de ce gnere de détails. Je commence à avoir quand même un dout pour Lucie Matéci (ce qui ne change rien à l'appréciation que je porte sur cette danseuse).

- est-ce une illusion auditive, mais je trouve qu'a chaque reprise, les tempi de l'orchestre sont plus rapides, et commencent à friser l'hystérie.


Ce jeudi soir, Isabelle Ciaravola était absolument superbe, et je commence à avoir des remords pour la (très) petite réserve que j'ai émise sur la dureté de ses montées sur pointes.

Laetitia Pujol m'a semblée meilleure ce soir. Il y a eu certes quelques très petites fautes techniques, mais elle a porté plus d'attention à son mime qu'a la premiere, et son jeu de scène était bon. Le premier et le troisième acte sont toujours interprétés trop en force à mon goût, mais sa Dulcinée dans l'acte des Dryades était bien plus poètique.

Eve Grinsztajn était de nouveau superbe, et plus détendue qu'à la premiere. Du travail magnifique, et il faut espérer qu'elle fasse un jour Kitri, rôle qui semble taillé sur mesure pour elle. Je n'étais pas tout a fait d'accord avec sa variation du Serpent lors du dernier concours, mais elle m'avait déjà beaucoup impressionné dans le pas de deux de La fête des fleurs à Genzano et Daphnis et Chloé à Puteaux. En plus, sa danseuse de rue est jouée avec beaucoup de finesse, sans oeillades exagérement aguicheuses ou espagnolades clinquantes.

Emilie Cozette a fait une demoiselle d'honneur fort correcte, avec beaucoup de moelleux dans le mouvement. Mais, je vous l'accorde volontiers, Usurpateur, en ce qui concerne la technique, il n'y a pas photo avec Dorothée Gilbert. Il est vrai aussi que cette dernière ambitionne à un poste de première danseuse, voire d'étoile, à échéance relativement proche, ce qui n'est pas le cas d'Emilie Cozette, et que l'on peut de ce fait avoir vis-à-vis d'elle des exigeances plus importantes.

Je serais plus réservé en ce qui concerne le Cupidon de Véronique Doisneau. Je ne parlerai pas de déception, car je trouvais déjà étonnant qu'on la distribue dans ce rôle, mais j'ai de fort loin préféré Mélanie Hurel. Cela ne met nullement en cause le talent de Mlle Doisneau, qui avait fait très grosse impression dans Signes, avec Yann Saïz ; simplement, elle ne correspond absolument pas avec l'idée que je me fais du rôle de Cupidon. S'il est cohérent d'avoir distribué en alternance Mélanie Hurel, Myriam Ould-Braham et Mathilde Froustey, Véronique Doisneau constitue de toute évidence un choix de rupture par rapport aux trois premières. Mais peut-être suis-je aussi trop conditionné par le souvenir de ce qu'y avait fait Clairemarie Osta.

Enfin, l'orchestre fut passablement désinvolte, avec un violon qui s'est permis de finir deux mesures avant tout le monde dans le Duo des amies, au I, et un alto solo toujours larmoyant dans le troisième acte... Ce qui est désolant, c'est que l'orchestre de l'opéra est un très bon ensemble, qui est capables de choses magnifiques, mais la musique de ballet romantique est presque systématiquement traîtée par dessus la jambe, sous prétexte qu'elle serait vulgaire et ennuyeuse... ce qu'elle devient effectivement lorsqu'elle est mal jouée.

[Usurpateur]

Désolé, Hadyn, mais je n'ai pas vu la représentation d'hier soir et j'attendrai jeudi prochain pour aller voir D.Gilbert dans les deux amies, car voir toutes les représentations grève lourdement mes finances. Je suis tout de même heureux que vous soyez sensible aux différences et espère que au fil du temps vous saurez apprécier les qualités de D.Gilbert.