sophia
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Posté le: Sam Aoû 27, 2005 5:39 pm Sujet du message: |
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Quelques "considérations inactuelles" après avoir (re)visionné l'un des films, tout aussi intemporels, de Dominique Delouche sorti en dvd il y a quelques mois, à savoir Alicia Markova, la légende (2001).
Avant d'évoquer ce film plus en détails, je dois avouer que je ne connaissais à peu près rien sur Alicia Markova, en-dehors de son nom et de son récent décès (2004), avant de le visionner. Elle faisait partie dans mon imaginaire de cette fameuse constellation des "légendes de la danse", que finalement peu de gens ont réellement vues sur scène "pour de vrai" et que le temps passant...etc, etc... Bref, mieux vaut quand même se renseigner sur cette grande danseuse à laquelle Dominique Delouche consacre ce film car elle est d'emblée mise en situation de transmission de son répertoire à de jeunes danseurs de l'Opéra de Paris, avant qu'elle n'évoque elle-même sa carrière passée à travers les grands rôles qui l'ont marquée.
Que peut-on donc dire sur elle en quelques mots? Contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer, elle est anglaise ("Markova" est un pseudonyme forgé à partir de son vrai nom "Marks"). Née en 1910, elle devient à l'âge de 13 ans la protégée de Diaghilev qui l'adopte comme sa fille dans la troupe des Ballets russes (d'où son nom transformé et son surnom -elle en parle dans le film- de "The Little One" -"La Petite"-). Elle a donc été élevée à la fois dans la tradition franco-italienne et dans la tradition russe, pour devenir ensuite à partir des années 30 la danseuse anglaise par excellence sous la houlette de Ninette de Valois.
Revenons à présent au film, qui s'ouvre sur la voix de Dominique Delouche s'adressant à Alicia Markova pour lui expliquer ce qui est le principe de tous ses films, à savoir la transmission du répertoire à la jeune génération par de grands danseurs du passé. J'ajouterais que le réalisateur, saluons-le encore une fois pour la tâche qu'il effectue, joue lui aussi ce rôle de passeur en favorisant et en créant ces rencontres qui sont l'essence même de l'art de la danse. Elisabeth Platel sera elle aussi présente aux côtés d'Alicia Markova tout au long du film.
Le premier ballet évoqué est "Le Chant du rossignol", ballet de Balanchine sur une musique de Stravinsky, dont Myriam Ould-Braham (toute jeune au moment du tournage) est chargée de danser un extrait. Ce ballet, le premier créé par Balanchine en Occident, Markova en fut la créatrice en 1925, elle avait donc 15 ans! Elle raconte d'ailleurs à propos de cette création que c'est seulement la veille de la première qu'elle a appris du chorégraphe qu'elle devrait danser tout le ballet sur pointes, alors qu'elle l'avait jusque là dansé sur demi-pointes! L'idée qui m'a retenue et qui d'ailleurs court comme un leitmotiv dans les propos de Dame Alicia dans son exercice de transmission, c'est ceci: "Vous ne dansez pas pour le public, mais pour le vieil homme là-bas..." Trop souvent aujourd'hui, quand notre regard s'aiguise à force de voir des spectacles, on se rend compte qu'il manque en effet cette dimension-là chez beaucoup de danseurs, la dimension proprement théâtrale délaissée au profit de la seule dimension esthétique.
C'est ensuite "Casse-Noisette", plus précisément la variation de la Fée Dragée, qu'Alicia Markova fait répéter à Emilie Cozette, experte en l'art de la double gargouillade. A propos de ce ballet, elle explique qu'à son époque, il n'était plus dansé et que c'est Ninette de Valois qui avait fait venir en 1934 Konstantin Sergeev à Sadler's Wells pour le monter. Et c'est depuis cette année-là que "Casse-Noisette" est devenu un ballet célèbre, traditionnellement dansé dans tous les pays anglo-saxons durant la période de Noël.
Un autre grand rôle d'Alicia Markova est celui de "Giselle". Laetitia Pujol exécute sous ses yeux, avec maestria il faut le dire, la variation du premier acte. D'ailleurs, ses premières paroles seront pour la féliciter: "Very nice", "Excellent technique"... Evidemment, la "prima ballerina" anglaise n'en reste pas à l'éloge de surface -elle pratiquerait plutôt dans ce domaine comme dans celui de la danse "l'art de la litote", pourrait-on dire au risque de paraître pédant-, et elle va alors parler du jeu, si important dans "Giselle": "Lorsque le personnage entre en scène, CE N'EST PAS POUR LE PUBLIC." Ce rôle lui a été transmis par la grande Olga Spessivtseva dont elle souligne la pureté de la danse et les qualités de danseuse d'adage. Il est aussi question dans ce passage du film, de sa rencontre, à l'âge de 8 ans, avec Anna Pavlova. En dépit de son grand âge à l'époque du tournage, Dame Alicia reste toujours alerte, avec des propos émaillés d'anecdotes intéressantes, drôles ou émouvantes...
On passe ensuite à "La Belle au bois dormant", plus précisément à la Variation de l'Oiseau bleu, dansée par Nolwenn Daniel. Cette dernière exécute évidemment la chorégraphie qu'elle connaît, à savoir celle de Noureev..., ce qui fera s'exclamer Mme Markova, avec son art consommé de l'understatement: "Mais on a tout changé!" Conversant ensuite avec la jeune danseuse, elle lui dira, de ce même ton inimitable: "Noureev? Il est venu après, n'est-ce pas?" Ce rôle de la princesse Florine lui avait été enseigné par la fameuse Lubov Egorova, qui a été aussi le professeur, à Paris, de nombre de grands danseurs comme Pierre Lacotte, Nina Vyroubova...
C'est le ballet de Fokine "Les Sylphides" qui clôt le film et c'est la Rotonde des Abonnés qui remplace comme salle de répétition la Rotonde Zambelli. Les élèves seront d'une part, Laurence Laffon et Hervé Moreau et d'autre part, Elisabeth Platel elle-même, comme pour nous rappeler de manière implicite que tout danseur, quel que soit son statut, est toujours dans la situation d'être enseigné par un maître. Belle leçon d'humilité que nous donnent là Mr Delouche et les danseurs qu'il a choisis et qui n'a pas besoin de passer par des mots... C'est de Fokine en personne que Markova a appris ce ballet (qu'elle a dansé pour la première fois en 1941 à New-York), Fokine qui exigeaient des danseuses qu'elles portent des chaussons d'une très grande souplesse pour ne pas faire de bruit. Là encore, elle insiste: dans cette chorégraphie, le danseur, ou la danseuse, ne doivent pas tenir compte du public, ils doivent véritablement être dans un autre monde, comme l'exige la thématique romantique du Poète et de sa/ses Muse(s).
Le film est par ailleurs émaillé d'extraits des années 30 et 40 montrant Markova dans ses grands rôles, ce qui est un témoignage exceptionnel sur une autre manière de danser, -autre époque et autre lieu (Markova est restée comme l'emblème avec Margot Fonteyn un peu plus tard de la danse anglaise)-, que personnellement je ne me permettrais pas de juger avec nos yeux actuels, car elle fait partie d'ores et déjà de l'histoire de la danse et de l'interprétation et à ce titre mérite d'être à la fois objet d'étude et de respect.

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