sophia
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Posté le: Mer Oct 29, 2014 11:09 am Sujet du message: |
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Et voici mon compte-rendu de la retransmission en direct du 26 octobre :
La Légende d'amour est un ballet qui, sans que je le connaisse directement, m'a toujours fascinée : son intrigue séculaire, empreinte de poésie tragique, ses personnages héroïques plus grands que la vie, son cadre fantasmatique - une Perse légendaire traitée comme une abstraction -, sa palette d'éclairages saturés – du bleu au jaune safran en passant par le rouge et le bleu nuit -, son étrange décor en forme de retable, et ses costumes, d'une modernité datée et pourtant déjà classique, comme une synthèse historique et culturelle entre La Bayadère, La Fontaine de Backchissaraï et Maurice Béjart.
Ce ballet, abandonné du Bolchoï depuis plusieurs saisons, le Mariinsky semblait le conserver comme un trésor. Programmé avec une grande parcimonie - pas beaucoup plus d'une fois l'an, à raison de deux ou trois représentations -, toujours en-dehors des festivals et jamais en tournée, il nous paraissait hors de portée, un spectacle réservé au seul public local en quelque sorte. Cela ne le rendait que plus désirable! Voir, par la grâce d'Internet et de quelques généreux amateurs, le monologue de Mekhmene-Banou interprété par Lopatkina, finissait enfin de le rendre mythique. Ainsi, quand, à la fin de la saison dernière, le Bolchoï annonça le retour de La Légende d'amour, apparemment en lieu et place de L'Age d'or, un autre ballet de Grigorovitch, et que l'on apprit d'autre part que le ballet serait filmé et retransmis, la joie fut grande.
Le ballet a toute la séduction d'un grand spectacle chorégraphique à la Petipa, et possède en même temps une dimension dramatique qu'on a davantage l'habitude de rencontrer dans le répertoire néo-classique de la seconde moitié du XXe siècle. Il est d'ailleurs étonnant de retrouver dans ce ballet, créé en 1961 dans ce qui était alors l'URSS, vouée aux gémonies par l'Occident, quelque chose qui synthétiserait l'esthétique d'une époque, par-delà les frontières et les murs de Berlin : la généralisation des académiques colorés, mettant en valeur la sensualité des corps, tant féminins que masculins, le goût des poses inspirées des arts plastiques (en l'occurrence ici des miniatures persanes), les ensembles traités en tableaux vivants, autant de choses que l'on croisait – que l'on croiserait – aussi, presque au même moment, en Occident, notamment chez Béjart. Qui a repris qui? Peu importe au fond, il s'agit là d'un parfum diffus, qui est celui de l'air du temps. Par ailleurs, l'Orient de Grigorovitch, s'il s'inscrit dans un héritage chorégraphique et littéraire qui remonte au moins au XIXe siècle, n'a rien ici de pittoresque, rien même de spontanément séduisant. Il est sombre, violent, dénudé, presque abstrait, réduit à quelques symboles, à quelques traits stylisés : les voiles, les turbans, les caractères arabes inscrits sur un livre-décor, fonctionnel et symbolique, qui s'ouvre, se ferme, se module et se transforme au fil des différents tableaux. Cette modernité, évidemment aujourd'hui « datée » (sans qu'il y ait dans ce terme de connotation péjorative), ne va pas toutefois, chez Grigorovitch, sans une adhésion marquée aux canons imposés par la tradition du ballet symphonique de la fin du XIXe siècle. Comme pour mieux le suggérer, le ballet s'ouvre sur cinq accords puissants, venant consacrer, à travers le ballet, l'union du chorégraphe (russe) – Iouri Grigorovitch -, du compositeur (azéri) – Arif Melikov -, du décorateur (géorgien) – Simon Virsaladze -, et du librettiste (turc mais vivant en Union Soviétique) – Nazim Hikmet. Le ballet, construit autour d'un triangle amoureux classique, alterne un certain nombre de poncifs attachés au grand ballet du XIXe siècle. L'amateur y retrouve ainsi avec bonheur des ingrédients familiers, tant dans les types de personnages représentés que dans la structure chorégraphique : deux jeunes amants, Ferkhad et Shirin, qui s'expriment dans des pas de deux lyriques, agrémentés de portés acrobatiques, une reine, Mekhmene-Banou, qui éprouve une passion fatale pour l'amant de sa sœur et à qui le chorégraphe confie notamment un grand monologue tragique, un divertissement dansé avec bouffon bondissant de rigueur, des ensembles nombreux et architecturaux, et même, dans le dernier acte, un simili-ballet blanc planté dans les montagnes. Bien sûr, il faut ajouter à tout cela la patte unique de Grigorovitch, qu'on retrouve à l’œuvre dans ses ballets ultérieurs, tels Spartacus ou Ivan le Terrible : l'énergie rugueuse et presque séminale des ensembles (sauter, sauter et encore sauter comme symbole de la quête de liberté?), davantage inspirés du caractère que de la danse académique, la force sublime des figures féminines, la place centrale accordée néanmoins au héros, Ferkhad, qui, pour être un amant tendre et sensible, n'en est pas moins d'abord un homme, au service du bien commun. A lui tout l'attirail de la bravoure « soviétique », déclinée au travers d'une pyrotechnie exaltante - et incessante - de sauts et de pirouettes.
Le cinéma, il faut le dire, n'est pas forcément le lieu idéal pour apprécier le style spectaculaire de Grigorovitch, et notamment la force brute, voire un peu sauvage, de ses ensembles. Quand on a vécu (car il s'agit de le vivre, n'est-ce pas?) Spartacus en vrai dans un théâtre, avec la chair de poule, les poils qui se dressent et les larmes aux yeux, on comprend bien qu'en dépit de la beauté des images de Pathé Live (évidemment, rien à voir avec le report DVD de la VHS de 1989, presque irregardable malgré la qualité des interprètes), on passe, devant son écran, à côté de quelque chose d'essentiel. Malgré tout, dans une époque qui s'exalte et se reconnaît plus aisément dans le condensé ou le fragment (les « pièces », à la durée fixe, sont devenues, indépendamment de leur qualité intrinsèque, la forme canonique de la création chorégraphique), on ne peut qu'être frappé par la puissance phénoménale de La Légende d'amour, une œuvre – une fresque – à tous égards d'un autre temps et d'un autre monde. Tout ici est grand : la musique, tantôt saisissante, tantôt envoûtante avec ses motifs orientaux, la chorégraphie, très caractérisée en ce qu'elle donne à chaque personnage une gestuelle - et une silhouette - bien typée, le drame, qui prend son temps mais ne se perd pas pour autant en vaines circonvolutions, la mise en scène, efficace avec ses tableaux bien rythmés, les danseurs enfin, comme contraints par l'ensemble du spectacle à toucher au sublime. Tout ici est grand, et même grandiose – en cela digne du Bolchoï -, et pourtant rien ne semble jamais de trop et rien, non plus, n'est languissant. Seul le dénouement - la victoire bien trop soudaine du devoir sur le sentiment amoureux -, donne l'air d'être contraint - trop ancré, plutôt que dans l'idéologie politique, dans l'éthique du temps. Au sacrifice consenti par Mekhmene-Banou, lequel révélait au début toute la grandeur d'âme de l'héroïne, se substitue à la fin un devoir un brin terre-à-terre, celui d'un honnête héros, dans la bonne vieille tradition stakhanoviste.
Maria Allash est, dans le rôle de Mekhmene-Banou, la remplaçante que l'on n'attendait pas, tout le « désir » du public ayant été créé autour de Svetlana Zakharova, contrainte d'annuler à la dernière minute sa participation au spectacle. On l'attendait d'autant moins que même si elle figure en seconde distribution de la série et qu'elle est une favorite de toujours de Grigorovitch, elle est une ballerine plutôt en fin de carrière, inégale à mon sens dans ses prestations, attachée qui plus est au Bolchoï d'antan et désormais peu – voire pas - médiatisée lors des tournées à l'étranger. La surprise a pourtant été excellente. Dans ce rôle qu'elle aime et connaît bien, elle dégage d'emblée quelque chose d'implacable et d'austère à l'image de l'Orient. Elle n'a certes ni le glamour ni la plastique hors-normes ni même le travail de pointes de Zakharova, qui doivent sans doute faire des merveilles dans cette chorégraphie tellement plastique, mais est-ce en soi un défaut d'ordre artistique? La perfection esthétique, avec son pouvoir exclusif de fascination, est ici moins centrale, l'expression du drame l'est peut-être en revanche davantage. La chorégraphie dévolue au personnage, avec son caractère très architectural - des volutes de bras, des paumes de mains ouvertes, des cambrés vertigineux, des attitudes haut levées, autant de poses très picturales -, est du reste rendue avec force et sensualité quand il le faut, sans la moindre faiblesse ni hésitation technique. Reine à l'autorité souveraine, aidée en cela par son physique sombre et d'un classicisme sévère -, elle se métamorphose en une héroïne en proie au désespoir, torturée par la passion sans issue qu'elle éprouve pour Ferkhad. La prouesse est ici d'interpréter une reine défigurée, dont les expressions passent essentiellement par le regard – tout le bas du visage étant désormais voilé. Le cinéma en révèle sans doute un peu plus (le voile est légèrement transparent et laisse voir les rictus de la bouche et du bas du visage) et sert bien son jeu expressionniste, qui, loin de se figer ou de se complaire dans un regard halluciné stéréotypé, montre bien toute la complexité du personnage. On pense à Phèdre, aux héroïnes tragiques à l'opéra, à quelques grandes interprètes du théâtre d'autrefois. On n'est pas loin, à la fin, de verser une larme lorsque s'interrompt brutalement le pas de deux de la transfiguration et de l'union rêvée avec Ferkhad.
Tout oppose, visuellement et chorégraphiquement, Mekhmene-Banou et Shirin. La première a des mouvements qui oscillent entre la ligne droite et la cassure, ce que souligne notamment le travail très particulier des mains et des poignets, la seconde a une gestuelle plus fluide, plus mélodieuse, raffinée par de savants bougés de poignets, de mains et de doigts (le pouce et le majeur doivent se toucher constamment, tandis que la main reste mobile) qui évoquent, outre l'art de la miniature, un papillon ou l'oiseau qui chante. Mekhmene-Banou est sobrement habillée de rouge ou de noir, tandis que Shirin est vêtue de costumes plus ornés, blanc ou bleu azur. C'est Anna Nikulina, autre favorite de Grigorovitch, mais d'une autre génération, qui incarne ici Shirin, la sœur aimée et jalousée de Mekhmene Banou. Ses lignes longues et souples sont plus en phase avec la modernité et sa technique, impeccable, ne laisse jamais cette impression de raideur un peu gauche qu'elle peut avoir dans les classiques. Elle joue sans peine la carte du charme et de la fraîcheur, mais reste à mon sens un peu trop dans le registre de la légèreté et de la naïveté. Tout juste la voit on prendre un air de biche effarouchée dans les moments de tension. Shirin pourtant, quoique amoureuse et aimée en retour, est, elle aussi, embarquée dans la tragédie familiale.
Entre ces deux femmes, il y a évidemment le peintre Ferkhad, incarné par Denis Rodkin, jeune soliste principal, déjà titulaire du rôle de Spartacus, mais également distribué sur des rôles comme celui du Prince Siegfried dans Le Lac des cygnes. Cette polyvalence stylistique est particulièrement bienvenue pour ce rôle, qui est loin d'être monolithique. Par ses bonds prodigieux et son charisme ravageur, Rodkin s'inscrit parfaitement dans la tradition de bravoure héroïque du Bolchoï, mais l'on aurait bien tort de ne voir dans sa prestation qu'un athlétisme testotéroné un peu primaire. Son brio se conjugue à une élégance, une précision, une légèreté, une finesse de ligne qui montrent bien l'évolution du style de la compagnie, surtout lorsqu'on a en tête des danseurs des années 80-90 comme Irek Mukhamedov ou, plus récemment, Ivan Vassiliev, à la danse certes extraordinaire, mais plus en force. L'alchimie avec Shirin peut sans doute aller plus loin, mais techniquement, le partenariat fait dans la haute couture. Dans des emplois plus caractérisés, Vitali Biktimirov, Vizir aussi noir que félin dans sa manière de glisser au sol, ou Igor Tsvirko, Bouffon à la pyrotechnie ébouriffante, soutiennent furieusement l'attention et déclenchent à juste titre l'enthousiasme. De manière générale, les hommes, des solistes au corps de ballet – véritable choeur de ballet -, sont particulièrement à la fête et impressionnent par leur puissance, leur virtuosité technique, qui ne sacrifient jamais rien à la discipline des ensembles. Le Bolchoï a peut-être péché par orgueil – au point d'en perdre sa prima - en voulant diffuser, aussitôt remonté, ce ballet, qui mérite sans doute davantage de peaufinage et de travail sur le détail de l'interprétation, mais il faut bien avouer que ce retour espéré, après dix ans d'oubli, a déjà de quoi séduire amplement - et toucher aussi!
Dernière édition par sophia le Sam Nov 01, 2014 7:37 pm; édité 1 fois |
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