haydn Site Admin
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Posté le: Dim Mai 11, 2014 6:47 pm Sujet du message: |
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2001danse a écrit: |
Savez-vous ce qui est arrivé à Mathias Heymann ? |
Non, je ne le sais pas, j'espère pas de blessure trop sérieuse. En tous cas, pour le moment, il est maintenu sur Daphnis et Chloé en fin de mois.
Transition toute trouvée d'ailleurs pour passer au compte-rendu promis sur la représentation d'hier soir, où la présence de Mathias Heymann aurait été fort bienvenue pour rehausser l'éclat d'un Palais de cristal un peu terne, il faut bien l'avouer, si l'on excepte l'excellente prestation d'Amandine Albisson dans le premier mouvement, et la bonne tenue de Pierre-Arthur Raveau dans le finale.
Déjà, on ne sait plus vraiment, mais ce fut déjà le cas à l'Opéra de Paris, au cours des décennies 1970-1990, si ce qu'on nous donne à voir est bien Palais de cristal (mais dans ce cas, pourquoi ne pas avoir repris le décor et les costumes de Leonor Fini, réalisés pour la création de 1947, ce qui ne posait aucune difficulté majeure, toutes les esquisses ayant été conservées) ou un "arrangement" de Symphony in C, version remaniée de Palais de cristal pour le New York City Ballet l'année de sa fondation, en 1948.
Du Palais de cristal de 1947, l'Opéra de Paris n'aura donc retenu que la chorégraphie, plus technique que celle de Symphony in C dans les deux premiers mouvements, Balanchine ayant sans doute eu quelques incertitudes quant aux capacités du tout jeune New York City Ballet, en dépit de la présence de Maria Tallchief et de Tanaquil Le Clercq (alors âgée de seulement 19 ans) au nombre des solistes. Dommage, car la présence d'un dispositif scénographique construit, témoigne, comme dans Les Quatre tempéraments (eux aussi initialement pourvus d'un décor) d'une période où Balanchine hésite encore à franchir le pas d'une abstraction totale - ou, s'il a déjà une telle démarche à l'esprit, ne veut pas risquer de s’aliéner un public parisien réputé - en ce qui concerne l'Opéra du moins - passablement conservateur.
Les costumes de Christian Lacroix, précédemment auteur de ceux de Joyaux, autre "blockbuster" balanchinien, qui lui, avait fait le voyage inverse, du New York City Ballet à l'Opéra de Paris, accusent malheureusement un certain manque, sinon d'inspiration, du moins d'originalité, de la part du célèbre couturier, qui semble peiner à se renouveler. Ceci étant posé, la ré-introduction de la couleur dans Palais de cristal permet de mettre mieux en lumière (et c'était peut-être là l'intention initiale) la structure musicale de l'ouvrage. Chaque couleur (rouge, bleu/noir, vert) caractérise l'un des trois premiers mouvements de la Symphonie en Ut de Bizet, et les éléments se réunissent dans le final, qui est un rondo-sonate (à ce sujet, il serait peut-être bon d'expliquer au rédacteur du programme de l'Opéra de Paris la différence entre un "rondeau" et un rondo, car c'est bien davantage qu'une affaire d'orthographe), avec un thème principal traité plus ou moins en fugato. Et c'est là que l'affaire des couleurs prend vraiment tout son sens : un rondo-sonate est, pour faire simple (pardon aux musiciens qui nous lisent pour eux, j'enfonce des portes ouvertes), une architecture musicale où des couplets alternent avec un refrain, le tout enchâssé dans une forme-sonate (exposition du/des thème(s), développement, réexposition). A chaque couplet, Balanchine associe un groupe de danseurs, identifié par la couleur des costumes. Pour le refrain, avec le thème "fugué" (je mets des guillemets car c'est vraiment très libre sur le plan formel), les nouveaux venus (costumes roses) se joignent au groupe, et là, les ensembles de couleurs permettent de matérialiser visuellement les groupes instrumentaux ([flutes 1/2, hautbois 1/2, clarinettes 1/2, violons I] / [cors 1/4, violons I, altos ] / [bassons 1/2, trompettes 1/2, timbales, violoncelles, contrebasse]) auxquels sont assignées les quatre masses chorégraphiques, et qui s'enchevêtrent dans la coda (au sens musical, c'est à dire, en gros, les 30 dernières mesures de la partition).
Qu'on aime ou qu'on déteste Balanchine, s'il y a une chose qu'on ne peut lui enlever, c'est son extraordinaire sens musical, sa capacité d'analyse d'une partition (qu'il savait lire, lui!), dont il parvenait à transposer visuellement, par la danse, les moindres subtilités.
On peut toujours gloser sur les différences plus ou moins cosmétiques entre Palais de cristal et Symphony in C (j'utilise le titre anglais pour différencier le ballet de la pièce instrumentale de Bizet) en ce qui concerne la chorégraphie, et qui ne sont que des adaptations - pratique courante - aux possibilités des interprètes. Mais la vraie supériorité de l'ouvrage parisien de 1947 sur sa reprise américaine de 1948, c'est bien la couleur, pour toutes les raisons que je viens d'évoquer. Autant que la danse elle-même, la couleur vient soutenir, enrichir, expliquer (car à ce stade là, Mr. B. fait quasiment œuvre de pédagogue) la construction musicale.
Balanchine réussit ici, à l'échelle d'un théâtre entier, ce que tentera vingt cinq ans plus tard Rainer Wehinger avec une feuille de papier : représenter visuellement, en couleurs, une partition.
György Ligeti : Artikulation, restitution colorisée de Rainer Wehinger
La répartition des danseuses du corps de ballet dans les quatre groupes de couleurs a été plutôt bien pensée, avec à chaque fois des physiques homogènes en harmonie avec le caractère de la chorégraphie (grandes, solidement bâties, un peu "à l'américaine" en rouge, gabarits plus petits et fins en bleu/noir, espiègles pétillantes en vert, longilignes élégantes en rose). Sur le plan technique, les ensembles étaient malheureusement inégaux. Alignements impeccables dans le premier mouvement, ainsi que dans le second (moins parfait tout de même), tandis que le scherzo (3ème mouvement) s'est avéré imprécis, brouillon, et que le final manquait un peu de panache.
On pouvait faire le même constat au niveau des solistes, les changements de dernière minute et les partenariats improvisés qui en ont été la conséquence, n'ayant rien arrangé. L'affiche était largement dominée par Amandine Albisson, vraie reine en son palais, soutenue par un Mathieu Ganio attentionné mais un peu trop effacé. Dans l'adage, Karl Paquette a fait de son mieux, démontrant une fois de plus sa force herculéenne dans les portés, mais face à une partenaire se refusant à tout abandon lyrique, ses efforts sont demeurés vains. Cela dit, on ne saurait blâmer la direction de l'Opéra de Paris d'avoir distribué Marie-Agnès Gillot dans Palais de cristal. Cette danseuse, aux qualités artistiques par ailleurs remarquables, s'est, depuis quelques années, consacrée presque exclusivement au répertoire contemporain. Si, comme il le semble, elle cherche maintenant à regagner une légitimité sur pointes, le meilleur moyen d'y parvenir, c'est de danser le plus possible d'ouvrages classiques ou néoclassiques, afin d'y retrouver ses marques.
Le troisième mouvement était confié à Ludmila Pagliero, dont le style vif, fulgurant, convient bien à la chorégraphie et à la musique de cette pièce de virtuosité. Le partenariat avec Emmanuel Thibault reste toutefois à revoir, ce qui n'est guère étonnant, dans la mesure où elle avait travaillé le pas de deux avec Mathias Heymann (les deux artistes sont au demeurant bien assortis), que M. Thibault a dû replacer, si l'on ose dire, au pied levé.
Le final était l'occasion pour Pierre-Arthur Raveau de faire valoir sa danse élégante et propre. Amandine Albisson devait en principe se trouver à ses côtés, mais par le jeu des remplacements, c'est finalement au bras de Nolwenn Daniel qu'il s'est produit. On aura néanmoins revu également Mlle Albisson, puisque l'ensemble des solistes et du corps de ballet est réuni dans le mouvement conclusif. Mais elle seule aura su faire preuve du brio et du panache requis par une chorégraphie scintillante et une musique virevoltante.
L’événement de la soirée, attendu par tout le gratin de la presse nationale et internationale, n'était toutefois pas le retour au répertoire de Palais de cristal, mais bien la création de Daphnis et Chloé, en raison d'une part de l'importance des moyens mis en œuvre (chœurs et orchestre placés sous la baguette du directeur musical de l'Opéra de Paris lui-même, scénographie confiée à Daniel Buren), et d'autre part, de la personnalité du chorégraphe, Benjamin Millepied, qui doit prendre la succession de Brigitte Lefèvre à la tête du Ballet de l'Opéra de Paris en octobre prochain.
Entrée en matière fracassante donc, pour M. Millepied, qui s'attaquait de surcroît à un monument de la musique et de la danse, puisque c'est Michel Fokine en personne qui régla le premier, pour les Ballets Russes, en 1912 les pas de la célèbre "Symphonie chorégraphique" de Maurice Ravel.
L'ouvrage s'inscrit dans une cohérence remarquable avec la première partie de soirée. Benjamin Millepied assume ouvertement sa filiation balanchinienne, et les citations sont d'ailleurs au rendez-vous : Apollon, un peu, et surtout Serenade, que la "Danse lente et mystérieuse des Nymphes" clôturant la première section évoque de manière explicite et appuyée. Le chorégraphe, habitué à un public américain sans doute assez peu friand d'"euro-trash" trop cérébral, prend le parti d'une narration claire, à laquelle invite d'ailleurs la musique très illustrative de Maurice Ravel. Il en résulte un ballet efficace, d'une grande lisibilité (les "gentils" en blanc, Bryaxis et sa bande de vilains pirates en noir!) mais qui ne cherche pas à rompre avec l'ordre des choses. Conformisme alors? Pas tant que cela, et paradoxalement, grâce à la scénographie de Daniel Buren, et également, cela doit être souligné, aux éclairages de Madjid Hakimi, qui donnent sa vraie dimension à l'ouvrage.
D'un artiste aussi "mainstream" que M. Buren, on n'attendait, à vrai dire, pas grand chose de très révolutionnaire et novateur. Et pourtant. Curieusement, il fait un choix diamétralement opposé à celui de Benjamin Millepied, en détachant totalement le dispositif scénique de la narration. Et encore plus curieusement, l'alchimie se fait, et les deux positions d'apparence si antagonistes se complètent harmonieusement. Selon ses propres notes d'intentions, Daniel Buren ambitionnait de créer une "chorégraphie de formes, de couleurs et de lumières, entraînée dans un mouvement continuel et spécifique". C'est très exactement le propos de Balanchine dans Palais de cristal, nous y revoilà. Et c'est ainsi que par-dessus la danse, la partition de Ravel se matérialise par des juxtapositions de formes géométriques, taillées dans une gélatine translucide, éclairées des tons francs chers à Buren : vert, jaune, orange, bleu, qui contrastent avec ses obsessionnelles rayures noires et blanches. Et comme dans Palais de cristal, le finale, ici la "danse générale" conclusive, unit tous les protagonistes ; la couleur se déverse sur les danseurs, auxquels revient le dernier mot. La géométrie doit s'incliner.
La distribution était soignée, avec des rôles conçus "sur mesure" pour les différents solistes, à commencer par François Alu, mis en valeur par le manège très viril dévolu à Bryaxis, le "corsaire" grec. Le couple principal, formé d'Aurélie Dupont et d'Hervé Moreau, était d'une grande harmonie, et contrastait judicieusement avec la paire secondaire constituée d'Eleonora Abbagnato, plus "glamoureuse", au jeu délibérément moins épuré.
Dans le "corps de ballet" (neuf représentants de chaque sexe) se distinguaient tout particulièrement Myriam Kamionka, rayonnante, et Léonore Baulac côté nymphes, tandis que les pirates formaient un ensemble plus homogène, d'où se dégageaient toutefois les personnalités d'Allister Madin et de Marc Moreau (déjà retenu par Benjamin Millepied pour la création de Triade au Palais Garnier en 2008).
L'orchestre de l'Opéra de Paris était évidemment à la fête dans ce programme entièrement dévolu à la musique française, mais c'est dans Daphnis et Chloé qu'il a donné le meilleur de lui même. La couleur instrumentale de cette phalange convient évidemment à la perfection à la musique de Ravel, et c'est, comme souvent, la section des bois qui s'est particulièrement illustrée dans un ouvrage aux abandons langoureux, encore teintés de pré-raphaélisme (avec Daphnis et Chloé, aux accents debussystes, on est encore assez loin du Concerto en sol). La Symphonie en Ut - œuvre de jeunesse de Bizet retrouvée post-mortem - a semblé moins motivante pour les troupes de Philippe Jordan (quelques "accidents" aux violons et aux cors dans le finale notamment), mais l'adagio nous aura tout de même réservé quelques très beaux moments, grâce encore une fois, à des bois littéralement solaires. |
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