sophia
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Posté le: Lun Oct 16, 2017 11:59 pm Sujet du message: |
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Nijinsky
Ballet national du Canada
Théâtre des Champs-Élysées
7 octobre 2017
Les occasions de voir de grandes compagnies classiques se font – hélas ! – de plus en plus rares en France. Petit événement, en ce début de saison, dans le landerneau balletomaniaque parisien, le Théâtre des Champs-Élysées accueille le Ballet national du Canada, pas vu dans la capitale depuis quarante-cinq ans – autant dire une éternité. Le ballet programmé à l'occasion de cette tournée, le Nijinsky de John Neumeier, s'avère de surcroît taillé sur mesure pour ce lieu emblématique, qui a vu, en 1913, la création-au-parfum-de-scandale du Sacre du printemps. Quoique chère à son créateur et souvent donnée, l’œuvre n'a pas le goût de « déjà-vu » d'une Dame aux camélias, passablement sur-programmée ces dernières années : la dernière fois qu'on a donné ce Nijinsky à Paris, c'était en 2003, à l'Opéra, avec le ballet de Hambourg.
On connaît l'intérêt, la passion même, de John Neumeier pour Vaslav Nijinsky et pour les Ballets russes, qui ont d'ailleurs fait de lui un collectionneur renommé de par le monde. Il n'empêche, le principe de la biographie d'artiste ou de célébrité – le biopic pour parler la langue d'aujourd'hui – fait souvent craindre le pire en danse. L'avantage, si l'on peut dire, avec Nijinsky, est que sa vie, obscurcie par trente années d'enfermement dans la folie, tout comme sa danse, essentiellement connue au travers de témoignages – subjectifs – de spectateurs et d'une poignée de photographies en noir et blanc, autorisent à laisser place, jusqu'à un certain point, à la spéculation, celle là même qui fonde une légende ou un mythe. Dès lors, le personnage peut donner libre court à l'interprétation, au fantasme, au travail de reconstruction enfin, des créateurs.
Le ballet témoigne néanmoins, on s'en doute, d'une connaissance profonde, et sans doute détaillée, du personnage et de sa vie, notamment dans la première partie, plus « narrative » que la seconde. La scène inaugurale a pour décor, très chic, le grand salon de l'Hôtel Suvretta House, à Saint-Moritz, en Suisse. Devant une poignée de spectateurs du grand monde, soudain paniqués, Nijinsky interprète sa dernière danse – une danse étrange, entre mystique ésotérique et emphase expressionniste, celle du « Clown de Dieu », qui préfigure la folie. Ce tableau, mis en scène sur un prélude de Chopin, interprété par un pianiste présent en scène, rappelle au passage le prologue de La Dame aux camélias. La comparaison s'arrête toutefois au style de la mise en scène, qui donne au spectateur l'illusion de s'immiscer dans la vie des comédiens. A partir de là, Neumeier construit son ballet à la manière d'un long flash-back, comme une suite de souvenirs, décousus, du passé. Les lieux, les êtres, les rôles surtout, qui ont fait Nijinsky, défilent tour à tour, revisités à la manière d'un fantasme, émanant du chorégraphe et de son personnage. Ainsi voit-on apparaître, dans les décors stylisés inspirés de ceux de Bakst ou de Benois, l'Harlequin du Carnaval, le Poète des Sylphides, l'Esprit de la Rose du Spectre de la rose, l'Esclave Doré de Shéhérazade, le Faune de L'Après-midi d'un Faune..., autant de métamorphoses de Nijinsky, que le chorégraphe mêle à d'autres visions, comme celles des élèves de l'école du ballet impérial ou de figures familières ayant côtoyé le danseur à un titre ou à un autre : Karsavina, la ballerine, Bronislava, la sœur, Massine, le danseur er chorégraphe... Dans cette rêverie rétrospective, deux rencontres sont particulièrement mises en avant, formant comme le pivot du récit : celle avec Romola de Pulsky, l'épouse, et celle avec Serge Diaghilev, l'amant et mentor. On est, quoi qu'il en soit, bien loin de la simple érudition d'historien. Neumeier ne raconte pas à proprement parler une vie, il donne à voir des images, fragments de vie, qui forgent un Nijinsky "romanticisé", poète christique et martyr de l'art chorégraphique. Dans la deuxième partie, mise en scène sur la symphonie n° 11 de Chostakovitch, Neumeier quitte les rivages de l'histoire revisitée et tente une plongée en eau profonde, dans la psyché tourmentée de l'artiste, sur fond de Grande Guerre et d'asile psychiatrique.
Par-delà la rencontre avec une œuvre qu'on peut sans doute dire marquante, on déplorera le fait qu'elle n'est pas exempte de longueurs, plus particulièrement dans sa deuxième partie. En dépit d'un tableau de la guerre saisissant, fracassant même, qui convoque le souvenir de celui, sur le même thème, de la Troisième Symphonie de Mahler, et une apparition, bouleversante, de la figure tragique de Petrouchka, le propos du chorégraphe tend à s'alourdir et à s'éterniser quelque peu dans les duos - et dans ce final qui fait retour, avec une emphase un brin démonstrative, sur la scène d'ouverture. La masse de personnages mis en scène, que l'on n'identifie pas toujours, malgré la connaissance que l'on peut avoir du sujet, en fait cependant un ballet à creuser et "à revoir", éventuellement avec d'autres interprètes, aux antipodes de ces œuvres "efficaces", procurant un plaisir éphémère, dont se satisfait notre temps - œuvres aussitôt vues, aussitôt oubliées.
La découverte du Ballet national du Canada, peu connu de ce côté-ci de l'Atlantique, en-dehors de quelques noms, comme ceux d'Evan McKie ou Svetlana Lunkina, a en tout cas constitué une fort heureuse surprise. Sous l'impulsion de Karen Kain, le ballet de Neumeier est entré au répertoire de la compagnie en 2013 et la collaboration avec le chorégraphe devrait se poursuivre sous peu avec Anna Karénine, projet commun au Ballet de Hambourg et au Bolchoï. Il ne serait pas forcément très pertinent de comparer les danseurs canadiens, qui dansent tout au long de la saison un répertoire mixte, avec les artistes du Ballet de Hambourg, plus rugueux, qui vivent toute l'année dans l'intimité du travail du chorégraphe, mais l’œuvre est apparue fort bien défendue par l'ensemble des solistes et du corps de ballet, très percutant notamment dans le fameux tableau de la Guerre. Guillaume Côté pouvait sembler a priori un peu lisse et princier pour un rôle aussi lourd, mais le rôle s'accommode fort bien, in fine, de son côté "jeune homme", du reste en très belle forme physique et technique. Son engagement dans ce « rôle d'une vie », omniprésent sur scène, est total. Dans le rôle de Diaghilev, Evan McKie est une silhouette impressionnante, jouant pleinement la carte du démiurge, qui donne à Côté, plus compact et nerveux, une réplique pleine d'éloquence. Heather Ogden, dans le rôle de Romola, impose quant à elle son élégance racée, mais sa partition reste toutefois plus conventionnelle que celle des deux hommes. Notons aussi la qualité de l'orchestre Prométhée, dynamique, à l'unisson de la compagnie.
On ne pourra que regretter le remplissage modeste de la salle, de même que les tarifs prohibitifs pratiqués – ceci expliquant peut-être cela.
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