Dansomanie : critiques
: Jiří
Kylián
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Spectacle de ballets Jiří Kylián (Stepping Stones - Il faut qu'une porte - Doux mensonges)
17 février 2004, 19 h 30 : soirée Jiří Kylián
Une création de Jiří Kylián est toujours un événement fort attendu, d'autant que le maître tchèque, que l'on peut considérer comme l'un des plus grands chorégraphes vivants, ne se hasarde que très rarement à concevoir des spectacles pour des troupes autres que le Nederlands Dans Theater, dont il connaît à la perfection les particularités de chaque danseur. Au cœur du programme de cette soirée se situait donc Il faut qu'une porte... qui est seulement le deuxième ouvrage que M. Kylián ait spécifiquement écrit pour l'Opéra de Paris. Directement inspirée d'un tableau attribué à Jean-Honoré Fragonard, le Verrou, qui a également fourni le motif du décor, cette chorégraphie se veut une réflexion sur l'instantanéité et la durée, la séduction et la révulsion, la féminité et la masculinité, et, de manière plus universelle, la vie- l'amour - et la mort. Comme a son habitude, Jiří Kylián choisit un couple pour donner une forme concrète à cette dualité, et Il faut qu'une porte.. n'est en fait qu'un long pas-de-deux. La musique, due à Dirk Haubrich, le compositeur favori de Kylián (c'est le neuvième ouvrage qu'il écrit pour lui), est une invention fondée sur un prélude pour clavecin de Louis Couperin. Si elle parvient souvent à créer une atmosphère d'étrange rêverie, très baroquisante, elle sombre çà et là dans l'anecdotique, par l'introduction de sons "concrets", grincements de verrous, crissement de parquet, que la chorégraphie vient illustrer d'un humour au premier degré. Jiří Kylián nous avait habitué à moins de prosaïsme, et il n'est pas sûr que ce nouvel opus doive être compté au nombre de ses créations les plus significatives, même s'il contient d'indéniables beautés. L'interprétation que nous en ont livré Manuel Legris et Aurélie Dupont était soignée, même si l'étoile masculine nous a semblé manquer quelque peu d'engagement. Mlle Dupont a en revanche donné le meilleur d'elle-même, tour-à-tour hautaine, perverse, enjôleuse. Mais, avant de porter un jugement définitif sur Il faut qu'une porte..., attendons de voir ce qu'en feront les protagonistes de la seconde distribution, Céline Talon et Wilfried Romoli. Un miracle est peut-être à venir... En guise de hors-d'œuvre, le programme nous réservait le magnifique Stepping stones, créé à Stuttgart en 1991 et entré il y a presque trois ans jour pour jour au répertoire de l'Opéra de Paris. Les musiques de John Cage et d'Anton Webern nous entraînent tour a tour vers l'exubérance des gamelans indonésiens, l'ascèse d'un jardin japonais, rendue avec génie par une chorégraphie qui mobilise huit danseurs, que seul le final réunira. Le reste de l'ouvrage est structuré en duos, trios et quatuors, mais ne comprend jamais de soli, que Jiří Kylián abhorre car prétextes, selon lui, aux plus détestables cabotinages. L'art ne saurait naître que de la confrontation de plusieurs êtres, plusieurs corps, et non de l'expression d'une volonté unique. Ici aussi, Aurélie Dupont s'est montrée remarquable, fort heureusement contrainte de renoncer aux sourires de commande et aux postures convenues qu'elle affectionne dans le répertoire romantique. Tout son corps n'était qu'ondulation gracieuse et fluide, et épousait merveilleusement le contour sonore de l'ouvrage. La prestation de Marie-Agnès Gillot atteignait à la même perfection, et nous ne pouvons que déplorer une fois de plus que son génie ne soit pas reconnu et récompensé par ce titre d'étoile si mérité. Delphine Moussin, hiératique, techniquement impeccable, s'est également révélée à son meilleur niveau. Seule Agnès Letestu a curieusement semblé quelque peu en retrait, sans que sa performance ne soit indigne pour autant. Chez les messieurs, Benjamin Pech était d'une présence impressionnante, aux côtés de partenaires de qualité, Christophe Duquenne et Yann Bridard. Karl Paquette nous a en revanche semblé moins concerné, même s'il y a peu de choses à lui reprocher sur le plan de la danse pure. En dernière partie de soirée figurait Doux mensonges, créé à l'Opéra de Paris en 1999. Cette étape majeure du parcours artistique de Jiří Kylián est seulement entachée de la scène centrale ratée des "loups", où des hurlements d'une animalité triviale viennent interrompre le discours musical. La matière sonore proprement dite est fournie par des polyphonies liturgiques géorgiennes et des madrigaux de Gesualdo et Monterverdi, fondés sur des textes d'une rare violence d'expression. L'impressionnant dispositif scénique dû à Michael Simon était complété par des projections vidéos réalisées en direct et montrant le cheminement des artistes dans les dessous de scène, avant leur arrivée sur le plateau. A l'origine, Jiří Kylián pensait se contenter d'un simple plan fixe, mais les possibilités que lui offraient les équipes techniques du Palais Garnier l'ont convaincu d'opter pour un véritable travail de réalisation télévisuelle. Fidèle aux principes que nous évoquions plus haut, Jiří Kylián confie la danse à deux couples, dont les évolutions évanescentes viennent contre-pointer les âpretés du texte chanté. Il en résulte une sensation de malaise, d'ambiguïté, qui fait perdre au spectateur le sens du bien et du mal, du vrai et du faux... Delphine Moussin et Nicolas Leriche - une fois de plus! - formaient un couple très équilibré. M. Leriche a su fort habilement contenir son impressionnante force physique, nous gratifiant de mouvements magnifiquement déliés. La paire constituée d'Eleonora Abbagnato et Manuel Legris a semblé légèrement moins harmonieuse ; ici, la ballerine italienne a le mieux tiré son épingle du jeu, confirmant si besoin en était sa grande affinité avec le répertoire contemporain, qu'elle sait adoucir d'une fine sensualité. La partie musicale - chantée a capella - était assurée par neuf solistes des Arts Florissants, corrects dans les liturgies géorgiennes et dans les madrigaux de Carlo Gesualdo, mais trahissant leurs limites dans les difficiles pièces de Monteverdi.
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