Dansomanie : Adolphe Adam

 

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Texte intégral du discours prononcé par Jacques François Fromental Halévy à l'Académie des Beaux-arts, dont il était le secrétaire perpétuel depuis 1857.

 

NOTICE HISTORIQUE

SUR LA VIE ET LES TRAVAUX

DE

M. ADOLPHE ADAM

PAR M. F. HALÉVY

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

Lue dans la séance publique annuelle du 1er octobre 1859.

 

 

 Le père de M. Adolphe Adam était M. Louis Adam, excellent professeur de piano, qui a joui d'une réputation méritée au commencement de ce siècle. Il était venu jeune à Paris, déjà remarquable par un talent complet d'exécution. Gluck le protégea, et lui confia le soin de réduire pour le clavecin plusieurs de ses compositions. On lit sur des morceaux de l'auteur d'Armide, publiés à cette époque, qu'ils sont du chevalier Gluck, et qu'ils ont été arrangés pour le clavecin par M. Louis Adam.

        Charles-Adolphe Adam, notre regretté confrère, le musicien gracieux, fécond, spirituel, le compositeur charmant sitôt enlevé à l'art et à l'Académie, était l'aîné des deux fils de M. Louis Adam. Le plus jeune, Hippolyte, s'était voué à la peinture. Il mourut quelques années avant son frère.

        Adolphe Adam naquit à Paris, le 24 juillet 1803.

        Il se montra de bonne heure curieux des  choses de la musique, mais peu docile aux premiers enseignements, cherchant à deviner et refusant d’apprendre, rebelle à l'étude,mais l'âme ouverte aux beautés de l'art, passionné pour le plaisir qu'il donne, et improvisateur avant de savoir lire.

        Les circonstances où il se trouvait placé rendaient facile la bonne direction de ces dispositions naturelles, et il semble qu'on aurait dû, autour de lui, encourager et seconder le penchant qui l’entraînait. Il n'en fut rien. Lorsque vint l'âge de la raison, l'étude de la musique lui fut interdite, et il ne parvint à s'introduire dans la carrière de la composition, où il aurait dû entrer de plain-pied, qu'à force de persévérance, à l'aide de manœuvres cachées, par une route détournée, de la manière la plus humble. Le père voulait disposer autrement de l'avenir de ce jeune homme. Le musicien instruit, Je professeur renommé, l'ami des compositeurs Cherubini, Le Sueur, Méhul, Berton, des virtuoses célèbres Rode, Baillot, Kreuzer, ne voulait pas que son fils fût un musicien.

            Le matelot qui va partir pour un voyage lointain embarque avec lui son fils, jeune enfant; il l'endurcit à la peine, lui apprend le courage et le mépris du danger, et, s'il voit que l'enfant hésite, qu'il a peur du terrible élément, il a, pour le rassurer, un mot charmant, plein de grâce et d’espoir ; va, lui dit-il, il y a autant de vieux matelots que de vieux bergers! Mais l'artiste ne livre pas ainsi son fils au hasard de la fortune. Y a-t-il beaucoup de marins qui, devenus timides pour leurs enfants, leur refusent le droit de s'exposer aux dangers qu’eux-mêmes ont bravés? Je l’ignore,  mais, ce qui est certain, c'est qu'il n'est pas rare de voir, dans la pratique des beaux-arts, des pères, alors même qu'ils ont touché le port, retenir sur le rivage leurs fils trop pleins d'ardeur. Les périls qu'ils ont évités leur paraissent maintenant inévitables, et, dans leur tendresse inquiète, ils pensent que le fils périra là où la barque du père a passé. Est-ce parce que le marin a le cœur plus résolu, plus ferme que l'artiste? Je le crois sans peine. Est-ce parce que la carrière de l'artiste est plus fertile en naufrages que celle du marin? Eh bien! je le crois aussi ; et, quoique ces naufrages soient certes moins désastreux que ceux de l'Océan, ils ont de grandes et vives douleurs, qui laissent dans l'âme une trace ineffaçable.

          Peut-être M. Louis Adam avait-il, dans sa .jeunesse, voulu tenter aussi le destin du théâtre; peut-être avait-il reculé devant la crainte du péril : mais enfin, que ses terreurs fussent instinctives ou fondées, toujours est-il qu'il refusa constamment de consentir aux désirs de son fils. Il voulait d'abord qu'il fît ses études, ce dont le jeune homme s'accommodait fort bien, car il aimait les lettres et sentait le prix de l'éducation ; puis, qu'il devînt avocat, médecin, notaire, soldat, qu'il entrât dans l'administration, qu'il fût tout, plutôt que musicien. Au reste, très-conciliant à cet égard, et laissant à son fils liberté pleine et entière de choisir entre toutes les professions dont il ne voulait pas.

Dans cette lutte, la surveillance paternelle, qui d'ailleurs ne pouvait être ni très-active ni très-suivie, devait nécessairement succomber. Pendant les trois dernières années de ses études, Ad. Adam étudia secrètement l'harmonie aux heures où son père le croyait au collège, où il ne mettait plus le pied. C'est ainsi qu'il fit sa seconde, sa rhétorique et sa philosophie, et c'est alors que M. Louis Adam, convaincu que son fils avait achevé ses études, lui permit, pour prix de sa soumission et à titre de récompense, d'entrer au Conservatoire, mais seulement comme amateur, et avec la condition expresse qu'il renonçait, dès ce jour, à toute idée de composition, et qu'il s'engageait surtout à ne jamais rien écrire pour le théâtre.

Certes, M. Louis Adam était un excellent professeur, et, s'il eût su lire dans l'esprit de son fils comme il lisait dans une partition de Gluck, il n'aurait pas songé à proposer cet arrangement, à demander un engagement auquel Adolphe Adam devait souscrire avec joie, parce qu'il pouvait compter d'avance sur les circonstances qui l'empêcheraient de le remplir : mais, comme il aimait tendrement son père, qu'il lui désobéissait, pour ainsi dire, malgré lui, il s'appliqua dès ce moment à ne plus alarmer sa tendresse, à marcher vers son but avec persévérance, mais sans bruit, à éviter les discussions, les reproches, à devenir grand  compositeur incognito, pour mériter un jour, à force de succès, un pardon qu'on ne pourrait refuser à celui qui ajoutait à l'honneur du nom paternel des travaux qui en augmenteraient et en perpétueraient l'éclat.

Adolphe Adam entra au Conservatoire, en 1819, et quelque temps après dans la classe d'orgue qu'on venait d'instituer. Il apportait à son maître1 une grande intelligence musicale, une mémoire heureuse, des doigts bien exercés, une connaissance suffisante de l'harmonie, et des dispositions naturelles à l'improvisation, but suprême des études de l'organiste.

L'orgue est un palais magique, tout rempli de voix harmonieuses. C'est à l'organiste, à son savoir, à son inspiration, qu'il appartient d'évoquer ces voix endormies, de les faire vibrer dans leurs effets les plus variés, radieuses ou voilées, profondes ou brillantes, isolées ou groupées, libres ou enchaînées en un chœur retentissant. Ses doigts, aussi prompts que l'éclair qui traverse la pensée, doivent tracer sur le clavier des mélodies humblement murmurées, ou des hymnes pleines d'une éclatante sonorité. Dans ce labeur rapide, où tout est spontané, où le temps manque, où l'idée conçue est déjà exprimée, l'inspiration, pour se préserver des accents profanes et des rythmes vulgaires, pour rester digne d'elle-même et de sa haute mission, devra s'appuyer sur l'étude qui féconde, sur la science qui fortifie. Certes, le haut enseignement, les grands exemples qui pourraient diriger des âmes dévouées dans cette voie généreuse, ne manqueraient pas aujourd'hui! D'ailleurs, la science du constructeur d'orgue n'a jamais été poussée aussi loin. Mais le travail constant étonne, les études sérieuses effrayent, et il est tant d'oreilles pieuses qui ne redoutent pas les chants profanes, que le courage de l'artiste s'amollit : il se tourne vers la facilité, qui est douce, et marche sans encombre dans ses sentiers fleuris.

Au reste, Ad. Adam, dans l'étude qu'il allait faire de l'orgue, ne pouvait avoir et n'avait pas l'intention de suivre les savantes écoles des Frescobaldi, des Bach, des Haendel. Il aurait fallu pour cela plus de détachement des choses d'ici-bas que son génie n'en comportait, et moins d'ardeur pour les succès rapides. Il aimait le théâtre et le monde, et il cherchait déjà, entraîné par un instinct auquel il s'abandonnait sans s'en rendre compte, à appliquer aux jouissances mondaines le parti qu'il pourrait tirer de ses heureuses facultés. Il aimait donc l'orgue, pour ainsi dire, de seconde main, et comme par un reflet de son goût pour l'improvisation. Ce qui le charmait, c;était la variété des jeux, la richesse des timbres, le contraste des nuances. Ce qu'il recherchait, c'était l'improvisation douce, agréable, légère, celle qui convenait à son tempérament, à son esprit vif et charmant, facile, primesautier, celle qui saurait plus tard se contenter de l'orgue en miniature, qui commençait dès lors à se produire. Un maître célèbre, l'auteur de l'Agnese, de la Griselda, du Maître de Chapelle, le compositeur Paër, avait déjà introduit dans le monde un petit clavier, au son doux et velouté, venu d'Allemagne, qu'il jouait de la main droite, tandis qu'il s'accompagnait de la main gauche sur le piano ; mais l'harmonium, adopté depuis par Adam, était bien plus complet, et ce fut  quelque chose de véritablement nouveau que la sonorité de l'orgue voilée, adoucie, acclimatée à tiède atmosphère des salons, et mise en œuvre par un musicien élégant, habile et jaloux de plaire. C'était bien la musique d'appartement, aux proportions gracieuses, aux contours fins et délicats, on pourrait dire destinée à être vue de près, de la musique de chevalet.

Cependant, à l’heureuse et nombreuse réunion de qualités qu'Ad. Adam mettait au service de l'orgue, une qualité importante manquait complètement. Il avait étudié le piano, l'orgue, l'harmonie ; il composait, il improvisait; mais c'est à peine s'il savait lire la musique. Or l'organiste, qui doit improviser, doit à plus forte raison être bon lecteur; il doit, pour ainsi dire, dévorer la musique; il doit surprendre d'un coup d’œil, aussi sûr que rapide, toutes les  évolutions d'une fugue, tous les incidents d'une partition. C est ce qui était impossible à Adam,  et, comme il ne voulait pas avouer sa faiblesse, qu'il la cachait surtout soigneusement à son maître, il était obligé d'user à chaque instant de subterfuges, dont la série commençait à s'user. Au reste cette lacune dans l'éducation musicale d'Ad. Adam s'explique facilement. Ses études solitaires, cachées, sans cesse contrariées, ne lui avaient fourni que peu d'occasions de voir, de lire ; c'était surtout par l'intuition, par l'instinct, par l'oreille, par la pratique du piano, qu'il s'était instruit. M. Scribe a intéressé tout Paris à ce personnage naïf qui n'avait pas lu les lettres qu'il avait copiées2. La musique qu'Adam avait entendue, il la savait par cœur : il ne l'aurait. pas lue. Il va nous dire lui-même, dans des notes autobiographiques qu'il a laissées, comment il sortit de la position difficile où il se trouvait, et par quel procédé il devint bon lecteur.

«A peine étais-je entré au Conservatoire, dit-il3, qu'un camarade un peu plus âgé que moi4, et répétiteur de solfège, me pria de tenir sa classe pendant qu'il serait en loge pour concourir à l'Institut. J'allai m'installer à sa place comme répétiteur de solfège avec un aplomb superbe ; je n'étais pas en état de déchiffrer une romance, mais je devinais les accords de la base chiffrée, et je m'en tirai si bien qu'on me donna une classe de solfège à diriger ; c'est là que j'ai appris à lire la musique en l'enseignant aux autres. »

Voilà donc Adam devenu bon lecteur, bon harmoniste, exercé au maniement de l'orgue. Cela ne lui suffisait pas : il voulut poursuivre ses études et étudier ce qu'on appelle le contre-point.

Oui, Adolphe Adam, ce compositeur brillant, joyeux, qui a fait de si délicieux airs de danse, qui réussissait si bien dans la musique bouffe, il a étudié, bien plus, il a appris le contre-point. Ce mot est si lourd, si barbare, il a si mauvaise grâce, il semble si ennemi de l'art, qu'on hésite à le prononcer, et qu'on frémit en le prononçant. Mais, si on approche, si on ose le regarder en face, il paraît moins redoutable. Les fantômes, vus de près, perdent beaucoup de la terreur qu'ils inspirent. Approchons donc du contre-point, ôtons-lui son masque, c'est-à-dire son nom, et voyons ce qu'il cache. Qu'on se rassure: nous ne ferons pas un cours de contre-point; nous tâcherons de dire, le plus rapidement possible, ce qu'il a été, ce qu'il n'est plus, quelle place il occupe dans l'étude de la composition.

En écoutant les riches résonances qui s'élèvent des chœurs et de l'orchestre, il semble que la musique a dû être toujours ce qu'elle est aujourd'hui ; que, si les moyens d'exécution ont toujours été se perfectionnant, si les instruments sont plus nombreux, plus variés, plus éclatants, l'art a de tout temps disposé de ces accords, trame brillante ou légère où se dessine la mélodie. On sait qu'il n'en est rien, que l'harmonie est restée longtemps inconnue, captive, obscurcie, qu'il lui a fallu des siècles pour se révéler, pour se dégager des ténèbres.

L'harmonie est la lumière des sons, elle les pénètre et les anime, elle les enlace et les féconde ; elle ordonne que des sons différents, réunis en faisceau suivant des lois qu'elle a dictées, vivent d'une vie commune, frappent à la fois d'une seule étincelle l'oreille et l'intelligence, et ne forment plus qu'un rayon et qu'une flamme. Ce n'est pas ici le lieu de parler des travaux persévérants des hommes qui, dévoués à cette œuvre et guidés par un sentiment profond, cherchaient avec passion le secret désintéressé de l'harmonie, comme d'autres cherchaient le secret de faire de l'or. L'enfantement de l'harmonie a été un des travaux les plus constants du moyen âge, et ces musiciens, ces docteurs, ces abbés, ces moines, qu'on pourrait appeler les alchimistes, les astrologues de la musique, se sont succédé pendant de longues générations ; la plume à la main, ils cherchaient à combiner les sons, et se perdaient dans des calculs bizarres, dans des analogies mystérieuses. Cependant, de ces efforts sans cesse renouvelés, devaient sortir les premiers principes de l'étude de l'harmonie et de la composition à plusieurs voix. Il fallait un nom à cette science naissante ; chaque siècle proposa le sien. Mais un nom apparut vers le XIVe siècle, qui fit fortune, peut-être parce qu'il était vrai et conforme à la réalité. Comme les sons étaient à cette époque représentés sur le  papier par des points, que le point jouait le rôle le plus important dans la pratique de ces études, qu'il se trouvait sans cesse en conjonction avec lui-même, le nom nouveau : contrapunctum, sorti de la cellule d'un religieux, s’élança de monastère en monastère, eut cours ans toute l'Europe, et fut traduit dans toutes tes langues. C'est ainsi qu'il est venu jusqu’à nous, héritage de ces temps obscurs, écho de ces chants oubliés, hommage involontaire rend à la mémoire des travailleurs patients qui préparaient l'harmonie, et voyaient dans le lointain la terre féconde où ils ne devaient pas pénétrer.

Pendant que ces musiciens, dispersés dans l'Europe entière, parlaient entre eux de musique dans la langue des savants, les peuples chantaient en langue vulgaire. C'est alors que naquit l'alliance de la mélodie et de l'harmonie. Les théoriciens comprirent que la chanson du trouvère pouvait se marier à leurs accords, et que, si la mélodie était la surface brillante, l'harmonie était la profondeur cachée. Ils eurent dès lors cette conviction, cette prescience, que toute mélodie porte avec elle son harmonie, qu'un jour viendrait où le compositeur, plus attentif, entendrait, au moment même où la mélodie lui apparaît, la voix cachée qui dicte les accords. Ils remplacèrent alors cette voix que le trouvère ne savait pas entendre, et se firent les harmonistes de toute chanson nouvelle. La chanson disparaissait quelquefois sous l'étreinte trop puissante de l'harmonie, et le trouvère périssait, étouffé dans les bras du théoricien ; mais l'intention était bonne, et il faut savoir pardonner.

Dès les débuts de l'art nouveau, les compositions à plusieurs voix produisirent un effet immense. Les plus ignorants se montrèrent vivement frappés de ces alliances de sons différents, de ces sonorités inconnues, de ces accords imprévus, barbares cependant, et qui certes paraîtraient aujourd'hui bien étranges à nos oreilles civilisées. La vive impression produite par la seule puissance de l'harmonie n'a rien qui doive surprendre. Je demande la permission de raconter une anecdote dans laquelle on en verra un exemple frappant ; le héros de cette petite histoire a vécu de nos jours.

Près d'un village de Picardie, sur la route qui mène à Paris, quelques enfants surveillaient un troupeau confié à leurs soins. Un régiment vient à passer avec sa musique ; un de ces enfants, le plus jeune (il avait cinq ans), reste immobile et comme frappé de stupeur. Ce ne sont pas les soldats qu'il regarde. Non, il écoute. Il n'avait jamais vu ni hautbois, ni trompette, ni aucun instrument de musique! Mais ce n'est pas non plus la forme des instruments qui le préoccupe. Il ne comprend qu'une chose, et cette chose seule le charme et le ravit d'admiration: Quoi, s'écrie-t-il, plusieurs airs à la fois! Il distingue et sépare le chant des instruments aigus, la fanfare éclatante des trompettes, les sons pesants du trombone qui marque la basse. Alors  entraîné malgré lui et comme saisi de délire, il quitte ses camarades, et, toujours fasciné par les «plusieurs airs à la fois» , il arrive à Paris avec son régiment; là, on l'interroge, et des mains charitables le recueillent. On le fit plus tard entrer à la maîtrise de Notre-Dame pour y apprendre la musique. Cet enfant, qui avait commencé comme Amyot, ne devint pas évêque, mais il fut membre de l'Institut, et maître de chapelle de Napoléon 1er. C'était Le Sueur, l'auteur de la Caverne et des Bardes, opéras célèbres qui durent surtout leur succès aux beaux chœurs qu'ils renferment, c'est-à-dire aux morceaux où il y a «plusieurs airs à la fois».

Adam étudia donc ce qu'on nomme encore aujourd'hui dans les écoles le contre-point, pour désigner l'art d'écrire à plusieurs voix, de disposer ces voix de la manière la plus claire et la plus élégante, l'art de faire un morceau d'ensemble, c'est-à-dire de grouper autour d'une mélodie des chants si faciles qu'ils paraissent libres, si harmonieux qu'ils paraissent inspirés. C'est un travail plein d'intérêt, lorsqu'il est dirigé et compris avec intelligence, lorsque le maître et l'élève se plaisent à parler la langue pure, simple et noble, inaugurée par Palestrina à la chapelle du Vatican, et qu'on emploie de nos jours encore dans ces études purement vocales. C'est ainsi que se font les humanités du musicien ; c'est ainsi qu’elles se faisaient  surtout aux bonnes époques des écoles napolitaines, d'où sont sortis des chants si mélodieux et tant de grands musiciens dont le nom ne périra pas.

Le maître qui devait enseigner toutes ces choses à Ad. Adam était M. Eler, et M. Eler mérite bien qu'on s'occupe de lui un moment.

C'était un musicien de la vieille roche, nourri aux savantes doctrines, élevé dans le respect des anciennes traditions. Il était compatriote, ami et à peu près contemporain de M. Louis Adam, et, comme lui, il était venu fort jeune à Paris. Il publia d'abord un assez grand nombre de compositions instrumentales, et voulut plus tard se lancer dans la carrière du théâtre. Mais sa course ne fut pas longue ; il renonça bientôt à la composition théâtrale, s'isola peu à peu du monde, revint à ses études classiques et se consacra à l'enseignement. Il s'entoura des vieux maîtres, fit un choix dans leurs ouvrages, et se composa une bibliothèque, où tout était écrit de sa main. Il vécut ainsi, fier, solitaire et pauvre, s'enfonçant de plus en plus dans le silence et dans l'oubli, remontant chaque jour sur les traces du passé, et s'avançant dans la vie comme chargé d'une double vieillesse. Il évoquait les morts, leurs études, leurs témoignages, et disait à ses élèves qu'il fallait apprendre le contrapunctum ; il plaçait très-haut cependant quelques compositeurs modernes, entre autres Beethoven et Cherubini, mais il fallait pour cela le réveiller et le ramener parmi les vivants. Il ne pouvait pardonner à M. Catel, compositeur qui eut un moment de grand éclat, auteur de plusieurs ouvrages heureux, et qui fut plus tard membre de l'Académie des beaux-arts, d'avoir cherché, dans son traité d'harmonie, à simplifier l'étude des accords : «Il m'a gâté la science, disait-il ; on ne sait bien que ce qu'on apprend difficilement. » Et il ne perdait aucune occasion d'exprimer cette rancune, qui, au reste, est la seule passion mondaine qu'on lui ait connue, tout lui étant devenu indifférent. Un jour, ses élèves le trouvèrent dans la cour de la maison qu'il habitait, fendant du bois. Il ne se troubla pas, acheva tranquillement sa besogne et leur dit pour s'excuser : «Je ne vous attendais pas aujourd'hui ; au reste, Messieurs, Philopœmen a fendu du bois.» Puis il chargea le bois sur ses épaules, et monta ses quatre étages ; ses élèves voulaient l'aider : «Non, non, leur dit-il, laissez-moi ; j'ai su m'habituer à tout, excepté à la musique de M Catel.»

On comprend que l'enseignement de M. Eler n'avait rien de bien séduisant pour le jeune compositeur, à l'esprit gai, vif, alerte ; il étouffait sous une atmosphère de fugue, et il cherchait le moyen de se soustraire, le plus honnêtement possible. au contrapunctum de M. Eler, lorsque le pauvre homme le tira d'embarras; il mourut, léguant son élève aux soins et à la science de M. Reicha, théoricien célèbre, qui fut plus tard membre de l'Académie. M. Reicha était arrivé à Paris sous le patronage du grand nom d'Haydn, et son enseignement était fort recherché.

Mais le véritable maître d'Ad. Adam, celui qui l'éclaira, le préserva des écarts dangereux d'une science mal entendue, et lui montra la route qu'il devait tenir, ce fut Boïeldieu. Il avait été nommé en 1821 professeur de composition au Conservatoire ; Ad. Adam fut assez heureux pour être admis parmi ses élèves. C'est alors seulement qu'il put connaître les avantages d'un enseignement donné par un homme supérieur.

Les études spéciales font le musicien ; mais, pour le compositeur attiré vers l'art dramatique ou vers la belle symphonie, qui a aussi son drame varié, saisissant, passionné, d'autres études sont nécessaires. C'est pour ces études plus larges, plus vives, plus intelligentes, que les entretiens et les conseils d'un grand maître sont précieux. Il faut, de part et d'autre, des conditions difficiles à remplir : de la part du maître, une grande expérience et un grand goût; de la part du disciple, l'aptitude spéciale sans laquelle tout enseignement de ce genre restera toujours stérile, et au moins un fragment de génie, l'étincelle sans laquelle nulle flamme ne peut s'allumer; il faut de plus une confiance réciproque, une foi active et sincère.. une sympathie qui attire l'un vers l'autre, une sorte de rayonnement de l'amour paternel et du dévouement filial. C'est cette foi, rare de nos jours, mais dont on compte encore d'honorables exemples, qui animait autrefois ces ateliers féconds, ces écoles pleines de vie, qui marquaient à ml siècle sa place dans l'histoire de l'art. Quand nous parlons ainsi de maître et de disciple, nous songeons à la loi commune:, et nous ne nous occupons pas des hommes de génie qui apprennent par une intuition secrète, et qui devinent par la grâce de Dieu.

Et cependant les hommes les mieux doués, ceux dont l'inspiration paraît facile, sentent quelquefois eux-mêmes le besoin des conseils du maître. Boïeldieu donna un exemple remarquable de cette conscience du talent, qui se juge et qui s'apprécie, qui aspire à une  condition meilleure, et veut une possession plus entière de lui-même. Il avait fait peu d'études lorsqu'il écrivit le Calife de Bagdad, ouvrage rempli de mélodies charmantes, et dont le succès aurait pu satisfaire l’amour-propre le plus exigeant. Pour lui, modeste et sincère, ce succès ne lui inspira que le désir de s'affermir dans son art. Il alla se mettre sous la direction de  Cherubini, dont la science élevée était éclairée d'un sentiment vrai, et lui demanda le secret de rendre l'idée plus féconde, la pensée plus complète, la forme plus vive et plus saillante. Le disciple, digne du maître, revint fortifié et animé d'un souffle plus puissant; tous les beaux ouvrages qu'il écrivit depuis sont là pour en témoigner. La source féconde devint plus abondante, et coula plus libre et plus pure.

L'entente si douce du maître et du disciple s'établit bientôt, et subsista à un haut degré entre Boieldieu et Adolphe Adam. Boieldieu, dont l'esprit était fin et délicat, reconnut tout ce que les heureuses dispositions de son élève lui donnaient lieu d'attendre. Ce qui est bizarre, c'est qu'Adam, dont le talent naturel et gracieux avait dévié de son droit chemin sous l'influence d'études mal commencées et mal dirigées, ne se plaisait alors qu'au milieu des modulations les plus obscures et les plus tourmentées. Boïeldieu le dégagea du labyrinthe où il s'était égaré, et le ramena à la mélodie, qu'il avait méconnue. Il l'initia à son goût et à ses préférences. Il fut son maître, son guide et son ami. Certes, Adam avait l'instinct du théâtre, et il aurait toujours retrouvé la route qu'il avait perdue; mais Boieldieu lui évita de plus longs détours ; il ranima l'inspiration languissante, étouffé ; il le rendit à lui-même. Quelque indépendant, quelque spontané que puisse être le talent, il est toujours un peu le fils du maître ; l'esprit, la grâce, peuvent se transmettre par une sorte d'hérédité; on ne copie pas le-maître, mais on l'aime ; on ne le suit pas, on marche à ses côtés. On trouve dans plus d'une œuvre d'Adam, non point des traces d'une imitation timide qui se déguise sans pouvoir se cacher, mais d'heureux témoignages d'une filiation avouée qui se montre au grand jour. Le génie qui dicta la Dame Blanche protégea souvent d'un regard favorable le jeune et brillant auteur du Chalet. En continuant ses études, si bien dirigées par Boïeldieu, Ad. Adam sentait s'accroître encore son goût pour la composition dramatique. Il cherchait avec ardeur l'occasion de pénétrer dans les théâtres, et n'y parvenait qu'à grand'peine ; on le voyait tous les soirs errer autour de ces sanctuaires, dont l'entrée lui était interdite, heureux quand un musicien de l'orchestre voulait bien le prendre sous sa protection, et lui trouver une place près de lui! L'Opéra, il n'y pensait pas, l'entreprise était trop hardie ; l'Opéra-Comique était plus accessible ; mais c'est vers les théâtres de vaudeville qu'il se dirigeait le plus souvent : la consigne y était moins sévère ; c'était toujours une scène, un orchestre, des chants, ou plutôt des chansons ; mais le chant populaire ne lui déplaisait pas. D'ailleurs, il n'avait pas le choix. Choisir, c'eût été payer, et payer, son père y avait mis bon ordre.

Car Adolphe n'avait pu cacher plus longtemps le parti qu'il avait pris; toutes ses précautions, toute sa diplomatie, avaient échoué. On savait partout qu'il était perdu, voué sans rémission au démon du théâtre ; M. Louis Adam avait cessé une résistance inutile, mais il  adopta bientôt un système qui aurait pu réussir devant une résolution moins arrêtée. Il fit à son fils une guerre sourde. Il ne lui retira pas sa tendresse, mais il la réduisit à sa plus simple expression. Il le traita comme un hôte, et lui donna la stricte hospitalité ; place au feu et à la table, le vivre et le couvert, mais pas le moindre subside. Il espérait par cette tactique le décider à suivre la carrière paternelle, et lui assurer dans l'avenir une existence facile et honorable. Ses calculs furent encore trompés : Adolphe refusa, soutint courageusement la lutte nouvelle et vécut pauvre à côté de l'aisance. Il travailla pour les marchands de musique, donna, comme expédient, quelques leçons mal rétribuées, ne fit pas de dettes, ne se plaignit jamais, et continua sa route. C'était comme un contrat tacite : il acceptait la gêne et le labeur pénible, et payait ainsi la rançon de sa liberté.

Mais il en vint bientôt à désirer autre chose que ces entrées de hasard dont l'occasion difficile ne se rencontrait pas toujours. Il voulait une position stable, quelque humble qu'elle fût, dans un théâtre quelconque, pourvu qu'on y chantât: il savait bien qu'il s'y ferait connaître. Il fut servi à souhait.

Il rôdait souvent aux environs du Gymnase, parce qu'à cette époque on y jouait de petits opéras. Un soir qu'il était plus agité que de coutume, la fortune vint lui sourire. Un fonctionnaire de l'établissement, sorte de maître Jacques, fort chargé de besogne, puisqu'il était à la fois bibliothécaire, copiste, chef des chœurs et timbalier, se dirigeait en grande hâte vers le théâtre. Adam osa aborder un homme si occupé. Il lui confia son désir : «C'est bien, répondit le haut fonctionnaire ; vous êtes jeune, vous m'intéressez, je m'occuperai de vous.»

Quelques jours après, il vint lui proposer un traité. Adam serait agréé à l'orchestre du Gymnase, en qualité de triangle, chaque fois que le besoin de cet instrument se ferait sentir ; et chaque fois il recevrait, pour prix de son talent, la somme de deux francs. De plus, il fut  convenu, entre les deux parties contractantes, que chaque fois aussi le haut fonctionnaire consentirait à recevoir cette même somme de deux francs, qui passerait immédiatement des mains d'Adam dans les siennes ,pour prix de sa haute protection. Le traité fut fidèlement exécuté de part et d'autre.

Adam profita avec empressement de sa nouvelle position et des facilités qu'elle lui  donnait. Tout le monde sut bientôt qu'un jeune compositeur s'était introduit au théâtre, un triangle à la main. Il forma avec les auteurs des relations qui lui furent utiles, et leur fit entendre ses premiers essais qu'on trouva gracieux. On aima son jeune talent, son esprit, sa franchise; on conspira en sa faveur. Une occasion se présenta bientôt d'améliorer sa position. Son protecteur peu délicat quitta le théâtre. Adam fut sur-le-champ nommé pour le remplacer, et réunit les quatre attributions devenues vacantes. Par ce nouvel arrangement, il passait de l'aigu au grave, du plaisant au sévère, c'est-à-dire du triangle aux timbales, et on lui allouait, pour ses quatre fonctions, cinquante francs par mois, un peu plus de douze francs par fonction. Avec ce traitement et l' hospitalité paternelle, Adam se trouva riche.

Mais une inquiétude sérieuse vint sur-le-champ troubler sa sérénité. On était en 1824 ; Adam avait vingt et un ans ; il se sentait d’humeur peu belliqueuse, et la patrie l'avait appelé! On alla trouver M. Cherubini, directeur du Conservatoire, et lui fit entendre, timidement, avec toutes sortes de précautions, qu'un certificat, émané de lui, attestant l'aptitude, les heureuses dispositions du jeune conscrit à la composition musicale, pourrait peut-être détourner le coup qui le menaçait. Cherubini l'aimait et ne voulut pas le refuser. Mais Cherubini ne s'aventurait pas facilement. Il lui donna un certificat ainsi conçu : «J'atteste que l'élève Ad. Adam suit exactement les classes du Conservatoire.» Adam se tourna d'un autre côté ; il se souvint d'un mal de doigt qu'il avait eu deux ans auparavant et dont il souffrait encore. Il alla implorer le chirurgien célèbre qui l'avait traité. Celui-ci écrivit l'attestation suivante : «Je certifie avoir opéré M. Ad. Adam d'une tumeur au doigt dont il est parfaitement guéri.» Heureusement sa petite taille et sa mauvaise vue le servirent mieux qu'il ne l'avait espéré, et il put se consacrer en paix à ses études, à ses travaux, aux devoirs de sa quadruple fonction.

Pendant le cours de ces petits événements, une grande révolution s'était accomplie en France, je veux dire une révolution musicale. Un style nouveau, brillant, séduisant, créé en Italie par un homme de génie (tout le monde a nommé M. Rossini), était venu s'ajouter aux richesses de la musique, non sans discussion, il est vrai, non sans résistance. Il faut remarquer que les révolutions en musique ne détruisent rien. Lorsqu'un homme prédestiné découvre des trésors nouveaux, il ne ruine personne. Un grain d'or trouvé en Californie a enrichi le monde. Il y a bien d'abord quelques cris d'alarme, quelques prédictions sinistres, mais pendant le débat les habiles se taisent et profitent de la poudre d'or ; tout s'apaise bientôt, le calme reparaît, et les richesses nouvelles, se répandant librement, vont s'ajouter à la fortune de tous.

On a souvent reproché aux musiciens leur trop grande ardeur d'innovation et une sorte de penchant trop constant vers l'inconstance. Le reproche date de loin. Il y a bien des siècles que Terpandre a été exilé pour avoir ajouté une quatrième corde à la lyre. Quant à nous, nous remercions humblement les musiciens courageux qui, depuis Terpandre, nous ont sauvés de la lyre à trois cordes. Oui, certes, la musique est variable, comme toute chose humaine, comme l'humanité même. Chaque âge a donné à sa musique le caractère qui lui convenait le mieux. Chaque peuple a aimé la musique qu'il a faite à son image. Une mélodie de Cimarosa est aussi italienne qu'une strophe du Tasse. Le Français aime que le chant soit clair, transparent, qu'il exprime la parole, qu'il laisse voir la pensée, qu'il en suive le contour ; la phrase allemande, puissante et fortement tissue, sort lumineuse d'un nuage. La musique accepte tout, parce qu'elle est souple, intelligente, parce qu'elle est une des expressions de l'humanité. Qu'est-ce, en effet, que la musique, si ce n'est une langue harmonieuse, pure comme la prière, ardente comme la passion, fière comme le courage? Mais, de même que l'homme n'a pas reçu de Dieu les langues toutes faites, mais seulement le don de la parole, de même il n'a pas reçu non plus des chants tout composés, mais seulement le don du chant et de l'harmonie. Pour ceux qui s'absorbent quelque fois dans la contemplation de la musique, lorsqu'ils en voient les éléments disposés si abondamment sur la terre, il leur semble que l'homme chante au même titre qu'il parle, et que Dieu ait voulu que la musique fût. Non-seulement il en a donné l'amour, mais il a donné à l'homme, pour le service de la musique, la voix qui module, l'oreille qui compare, l'intelligence qui juge, la mémoire qui conserve, le cœur qui inspire, la flamme qui crée. Dans cette espèce de rêve, où l'harmonie coule à pleins bords, l'humanité ne forme plus qu'un chœur immense, il n'y a plus sur la terre que deux espèces d'hommes, des ténors et des basses ; la femme est la pure octave de l'homme ; la vie même est soumise à la mesure, car le sang bat dans nos artères le rythme de notre existence.

Nous avons, dans cette longue digression, laissé Ad. Adam à l'orchestre du Gymnase. Hâtons-nous de l'en faire sortir : de fait il n'y resta pas longtemps et fut bientôt émancipé. Pendant plusieurs années il composa pour divers théâtres un grand nombre de petits airs sans prétention, qui suffirent à sa renommée naissante; c'étaient des mélodies simples et naturelles, à l'allure franche, bien adaptées aux paroles, entrant dans la mémoire et n'en sortant plus, en un mot, de véritables airs de vaudeville. Dans un voyage en Suisse il rencontra M. Scribe ; de cette rencontre sortit une sorte de petit opéra, la Batelière de Brienz, représenté en 1827 au théâtre du Gymnase, qui commença réellement la carrière musicale d'Adam. Les auteurs prirent confiance en lui. On plaça ses airs dans les vaudevilles ; c'était l'aurore de sa réputation.

Cette aurore dura deux ans. Puis il parvint à débuter à l'Opéra-Comique par un opéra en un acte, Pierre et Catherine, qui le fit connaître heureusement. Il composa ensuite la musique d'un opéra en trois actes, Danilowa, qui réussit ; la révolution de 1830 vint en interrompre le succès. Il partit pour l'Angleterre, fit la musique de plusieurs ballets, revint en France, écrivit plusieurs ouvrages avec la facilité qui lui était naturelle, et donna enfin, en 1834, l'ouvrage charmant qui devait assurer sa réputation, le Chalet, toujours présent au Répertoire, toujours en possession de la faveur du public et qu'on entendra toujours avec ce plaisir qui ne s'épuise pas, que donne la musique vraie, naturelle, expressive. L'effet de cet ouvrage fut spontané, et le Chalet, dès son apparition, fut classé parmi les meilleurs ouvrages du genre.

Il y a dans le domaine de la musique de riantes et fraîches vallées, où se plaît la muse des accords tempérés. C'est cette muse qui inspirait Adam, et lui dictait des chants gracieux, de joyeuses mélodies et des rythmes légers. Le Chalet résume cette heureuse inspiration. Il est resté le type du génie d'Ad. Adam, et, si l'on dit souvent «l'auteur du Chalet,» ce n'est pas qu'on soit injuste, ingrat, peu soucieux de ses nombreux travaux, mais c'est par une sorte d'ellipse, et pour concentrer en un seul mot le charme, la grâce, l'esprit du musicien. C’est un hommage rendu a sa mémoire, et l'éloge du Chalet devient ainsi l'éloge de l’œuvre tout entier.

Ce qui intéresse surtout dans l'étude de la vie d'un artiste, c'est le récit des premières époques, parce que c'est le temps des obstacles, de la lutte obscure, des épreuves ignorées. Dès que l'artiste entre dans la célébrité, dès que le succès éclaire sa carrière, sa vie est connue. Chacun peut la lire écrite dans des ouvrages qui ont désormais le privilège d'exciter, au moins une fois, l'attention générale. Nous avons vu jusqu'ici les essais d'Ad. Adam accueillis et encouragés, nous avons vu se lever pour lui les premières lueurs de cette jeune renommée qui naît et grandit au milieu des répétitions, au bruit de l'orchestre, sur le théâtre même, mais qui n'en franchit pas l'enceinte. Après le Chalet, quel changement! Sa renommée a parcouru la ville, et tout le monde a appris son nom. Il ne faut souvent à l'auteur dramatique qu'une heure pour conquérir l'amitié du public ; mais qu'il est difficile de conserver ces amis de fraîche date! Une heure ôte souvent ce qu'une heure a donné. Adam n'a jamais entendu sonner l'horloge de mauvais augure. Le public est resté fidèle à un talent toujours facile, agréable et sincère. Je dis sincère, parce qu'Adam a été constamment la franche expression de lui-même, parce qu'il n'a jamais menti à son esprit, à son tempérament. Il aimait la musique, qui faisait sa joie et sa vie, et il composait. Il aimait le travail rapide et la fièvre qu'il donne, et il courait au-devant de la mélodie. Il la rencontrait en chemin, aussi empressée que lui, alerte, vive, simple ou parée, naïve ou coquette, mais sans ornements recherchés, et, si quelque refrain, de condition modeste, venait gaiement à lui, il lui tendait la main, sachant bien qu'en le couvrant de son nom il l'élèverait jusqu'à la popularité.

Le talent d'Adam se révéla bientôt sous un aspect nouveau. Il donna à l'Opéra, en 1836, un ballet, la Fille du Danube. Du premier coup il se montra maître, on peut dire modèle, en ce genre. Dans ce ballet, comme dans tous ceux qu'il écrivit depuis, l'orchestre, traité avec une grande supériorité, brillant, animé, ou doucement sonore, chante des mélodies sveltes, fraîches, capricieuses, qui se balancent sur des rythmes élégants, souples comme la danse même. Aussi, lorsque plus tard5 la sylphide célèbre qui gouvernait la danse traita avec la Russie, elle stipula, comme condition expresse, que son compositeur favori serait appelé à Saint-Pétersbourg et composerait pour elle un ballet nouveau. Adam fit ce voyage avec joie, et l'accueil qu'il reçut de l'Empereur fut si ,bienveillant qu'il pensa à se fixer en Russie. La musique de l' Écumeur de mer (ainsi se nommait l’œuvre nouvelle) avait obtenu un grand succès. On lui offrait un emploi brillant, la place de directeur de la musique de l'Empereur. Mais le mal du pays le prit, et il partit pour la France. C'était au milieu de l'hiver ; il arriva à Berlin, après un voyage pénible, (les voies rapides n'existaient pas encore), fatigué, et malade à ce point qu'il fit un jour ses adieux à ce Paris si cher, qu'il n'espérait plus revoir. Les soins de quelques amis le ranimèrent. Mais ce qui le rétablit tout à fait, ce fut. la demande d'un opéra, que le comte Rœdern vint lui faire de la part du roi. On lui envoyait un piano, il l’ouvrit, et fut guéri ; la mélodie revint, et avec elle l'espoir et la gaieté. En moins de trois semaines, un opéra en deux actes, les Hamadryades, fut composé, appris et représenté. Le succès commença dès la répétition générale, où le roi assista. Il devait partir le lendemain, après la représentation, et faisait déjà ses apprêts ; tout à coup, mille clartés percent les ténèbres, des accords retentissent ; c'étaient les Hamadryades qui chantaient sous sa fenêtre. Il n'en pouvait douter, on lui donnait une sérénade, on lui décernait le triomphe.

Ce triomphe bienveillant n'altéra pas sa modestie, et le remplit de reconnaissance pour la ville hospitalière. Heureux des bons souvenirs qu'il emportait, de deux succès nouveaux, du suffrage de deux monarques, il revint à Paris, où l'on ne parlait plus de lui, mais où l'on jouait toujours le Chalet.

On jouait aussi deux opéras, dont nous n'avons pas encore parlé, et qu'il avait composés avant son voyage : le Postillon de Lonjumeau et le Brasseur de Preston. Ils accusent une autre forme de son talent. Une bonne humeur communicative, un accent de gaieté franche, écho joyeux de la vieille chanson française, voilà ce qui fit le succès de ces deux ouvrages, dont le second pourtant est inférieur au premier. On trouve les mêmes qualités, mais avec plus d' éclat, de puissance et d' entrain dans le Toréador, qu'il donna plus tard, en 1849 ; dans ce genre d'ouvrages, qu'Adam réussissait parfaitement, on ne rencontre pas toujours la musique vivement colorée, qui porte en elle-même l'accent et la verve comiques, et ou excelle le génie italien ; c'est parfois une sorte de causerie musicale, légère, spirituelle, moqueuse, qui rit avec la parole, rend la pointe plus piquante, et traduit la saillie.

«Le Français, né malin, créa le vaudeville ; »

le vaudeville, en chantant, créa l'opéra comique, qui conserva longtemps des traces de son origine. Les maîtres vinrent plus tard. Monsigny, Grétry lui donnèrent la vie qui lui est propre, et trouvèrent des accents simples et vrais, qui chantent et qui expriment.

Adam, de retour à Paris6, continua son œuvre et composa, au milieu de beaucoup d'autres travaux, Giselle et la Jolie fille de Gand. Ce sont deux charmants ballets ; le premier, tout empreint de poésie, augmenta sa réputation et compte parmi ses meilleurs ouvrages ; puis il donna le Roi d' Yvetot et Cagliostro. Nous ne citons que ses principaux ouvrages.

Nous touchons à une époque douloureuse de la vie d'Ad. Adam. Nous, voulons parler de l'entreprise dans laquelle il se lança follement, lorsqu'il voulut, résistant aux conseils de quelques amis, établir un théâtre nouveau, dont il serait maître. Ce théâtre, dont il obtint en effet le privilège, subsiste encore, c'est le Théâtre Lyrique. Il dut, pour arriver à cet établissement, engager sa fortune et son avenir. Ce fut en 1847 qu'il parvint à en ouvrir les portes7. Il faut lire, dans les notes biographiques que nous avons citées, les terribles épreuves par lesquelles il passa, lorsque 1848 vint détruire son œuvre naissante, et lui apporter l'inquiétude, l'angoisse, la misère. Poursuivi par ses créanciers, il leur abandonna ses droits d'auteur, et ne conserva pour tout moyen d'existence que l'indemnité allouée aux membres de l'Institut, où il était entré en 1844. Tout le frappait à la fois, et le deuil entrait dans sa maison en même temps que la ruine. Il vit mourir son père, depuis longtemps privé de ressources, et comme le cœur du fils saigna, lorsqu'il sut que le convoi du pauvre devait conduire le vieillard à sa dernière demeure. Un ami vint à son secours8. Dans ces cruelles épreuves son courage ne faiblit pas : à force de peines, de travaux, de privations, de veilles et d'espérance en Dieu, il supporta et surmonta tout! C'est alors qu'il écrivit le Toréador, la Filleule des Fées, Giralda. Puis ce même théâtre, qui avait été l’instrument de sa ruine, devint l’instrument de sa rédemption. Etabli sur des bases nouvelles, il appela à lui et garda pour lui seul tout le talent, toute la merveilleuse fécondité d'Adam qui fut sauvé, sauvant aussi cette fois le théâtre qui avait péri entre ses mains. Il y donna coup sur coup Si j'étais roi, le Roi des halles, le Bijou perdu, le Muletier de Tolède, sans compter d'autres ouvrages moins importants. Et dans ce même temps, au milieu de tous ces travaux, il écrivait pour l’église, et donnait essor au sentiment religieux dont il était sincèrement animé. Certes, sa musique d'église n'a pas le caractère simple et austère que des maîtres lui ont donné ; mais elle est douce, tendre, pompeuse quelquefois, et elle sait s'arrêter sur le seuil de la musique mondaine. En même temps encore, il trouvait une ressource inattendue dans sa facilité, dans son amour pour le travail. On lui ouvrait la carrière de la critique musicale. Ses feuilletons, agréables, spirituels, bienveillants, furent sur-le-champ appréciés. Ils sont encore recherchés aujourd'hui, et resteront comme des documents pleins d'intérêt sur la musique contemporaine.

En 1849, il avait été nommé professeur au Conservatoire, et sa situation s'était trouvée adoucie. Cinq ans après tous ses créanciers étaient payés, il était libre, honoré ; il avait accompli, sans se plaindre, des prodiges d'activité, d'ordre, de courage et de résignation. Quelle joie immense lorsqu'il se sentit délivré du lourd fardeau qui pesait sur sa vie, lorsqu'il vit son génie, toujours jeune et facile, échappé aux dangers de cette horrible lutte, lorsqu'il se dit qu'il rentrait en possession de lui-même, et que désormais ses chants n'appartiendraient qu'à lui! Il nous semble que ces douleurs secrètes, que cette conduite si honnête, que cette persévérance dans le bien, doivent compter pour beaucoup dans la vie d'Ad. Adam. Il n'y a pas que des œuvres d'art dans la vie de l'artiste, et les bonnes actions qu'il a cachées au monde ont peut-être plus de prix à ses yeux que ses travaux les plus éclatants.

Après la délivrance d'Ad. Adam, un de ses premiers chants fût consacré à la gloire des armées françaises. Il chanta la victoire qui nous venait alors des bords du Pont-Euxin! Elle nous vient aujourd'hui de la noble Italie, et s'il avait plu à Dieu qu'il fût là, vivant, parmi nous, avec quelle joie il eût mêlé ses chants et ses harmonies aux acclamations de la France! Les arts aiment les grands événements, les grandes entreprises, les grands cœurs! ils sont reconnaissants de la gloire donnée à la patrie ; l'histoire que le guerrier écrit sur le champ de bataille, ils en perpétueront le souvenir. Adam vivait heureux dans sa tranquillité reconquise, car il avait eu aussi sa victoire, lorsque la mort vint le frapper, et sa mort se trouve encore attachée à l'accomplissement d'un de ses devoirs les plus chers. C'était l'époque annuelle de nos concours, et l'Académie avait indiqué le jour où les jeunes musiciens qui veulent disputer le prix doivent se présenter pour une première épreuve. La veille de ce jour, c'était le 2 mai 1856, Adam réunit ceux de ses élèves qui devaient concourir, et leur donna des conseils pleins d'expérience et d'affection : c'étaient les derniers! Déjà, depuis quelque temps, il sentait la sourde atteinte du mal dont il devait mourir ; et pendant cette leçon même, un trouble profond l'avait saisi, et laissé sans voix et sans haleine. Mais il aimait ses élèves d'une amitié si vive, qu'il voulut assister à cette épreuve, les encourager de sa présence et ne les quitter qu'au moment où, livrés à eux-mêmes, ils n'auraient plus qu'à suivre leurs jeunes inspirations. Il se mit au lit, recommandant qu'on l'éveillât de bonne heure. Ce fut son dernier vœu, il avait prononcé ses dernières paroles. Il s'endormit du sommeil éternel, et le jour, en  se levant, éclaira la douleur et les sanglots qui éclatèrent autour du lit funèbre. La triste nouvelle vint nous trouver ici, dans ce palais, où nous étions réunis pour l'attendre!

Si l'on jette un regard sur la vie d' Ad. Adam, si on l'embrasse d'un coup d’œil, on peut la résumer en peu de mots. On y verra le travail, le courage et la foi ; un cœur loyal, un talent rare, et de charmants opéras.



Louis Adam, père d'Adolphe




Affiche publicitaire pour un arrangement du Corsaire


 

La fille du Danube




Caricature d'Adam, brocardé dans le journal Le Charivari après la création du Postillon de Longjumeau et du Brasseur de Preston




Affiche de la création de Giselle à la Salle Lepelletier

Dossier Giselle  




La jolie fille de Gand, Acte 1 sc. 1




Affiche publicitaire pour un arrangement du Diable à quatre




Affiche publicitaire pour un arrangement de la Filleule des fées




Portrait d'Adolphe Adam par Vogt


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Notes :
1 M. Benoist, ancien lauréat de l'Académie, organiste de la chapelle impériale.
2 L'Intérieur d'un bureau.
3 Souvenirs d'un musicien, page 13. Paris, Michel Lévy, 1857.
4 L'auteur de cette notice.
5 En 1839.
6 En 1840.
7  Adolphe Adam, dans une pensée généreuse, avait appelé à lui les jeunes compositeurs. M. Maillard, lauréat de l'Académie, composa l'ouverture,  Gastibelza.
8 Feu M. Zimmermann.